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Camus and co
20 août 2010

VARGAS LLOSA - TOURS ET DETOURS DE LA VILAINE FILLE

Roman publié en 2006 (Folio).

Extrait n°1

«  Guillermo Lobatòn, c'était autre chose. De la foule de révolutionnaires qu'il me fut donné de connaître à Paris, grâce à Paul, aucun ne me parut aussi intelligent, cultivé et résolu que lui. Il était encore très jeune, une petite trentaine, mais il avait déjà un riche passé d'homme d'action. Il avait été le leader de la grande grève de l'université de San Marcos en 1952, contre la dictature d'Odria (de là datait son amitié avec Paul), à la suite de laquelle il avait été arrêté, expédié à la prison du Fronton et torturé. C'est ce qui avait tronqué ses études de philosophie à San Marcos où l'on disait de ce brillant étudiant qu'il rivalisait avec Li Carillo, futur disciple de Heidegger. En 1954, il fut expulsé du pays par le gouvernement militaire et, après mille déboires, il s'était retrouvé à Paris où, en même temps qu'il gagnait sa vie avec ses mains, il avait repris ses études de philo à la Sorbonne. Le Parti communiste lui avait obtenu ensuite une bourse en Allemagne de l'Est, à Leipzig, où il avait poursuivi ses études tout en intégrant une école des cadres du Parti. C'est là que l'avait surpris la révolution cubaine. Les évènements de Cuba l'avaient amené à réfléchir de façon très critique sur la stratégie des partis communistes latino-américains et l'esprit dogmatique du stalinisme. Avant de le connaître en personne, j'avais lu de lui un travail, qui avait circulé à Paris, ronéotypé, où il accusait ces partis de s'être coupés des masses par leur soumission aux diktats de Moscou, en oubliant que, comme l'avait écrit Che Guevara, le premier devoir d'un révolutionnaire est de faire la révolution. Dans cet essai, où il exaltait l'exemple de Fidel Castro et de ses compagnons comme modèles révolutionnaires, il y avait une citation de Trotski. Ce qui lui avait valu de passer devant un conseil de discipline à Leipzig et d'être expulsé avec perte et fracas du Parti communiste péruvien. C'est ainsi qu'il avait échoué à Paris, où il s'était marié avec une Française, Jacqueline, militante révolutionnaire aussi. A Paris il avait rencontré Paul, son vieil ami de San Marcos, et s'était affilié au MIR. Il avait reçu une formation à la guérilla à Cuba et comptait les jours pour retourner au Pérou et passer à l'action. Au moment du débarquement de la baie des Cochons, je le vis se multiplier, assister à toutes les manifestations de solidarité avec Cuba et y prendre la parole à deux reprises, dans un bon français et avec une fougueuse éloquence.  » (p50 à 51)

Extrait n°2

«  Beaucoup de hippies, la plupart peut-être, provenaient de la classe moyenne ou supérieure, et leur révolte était familiale, dirigée contre la vie réglée de leurs parents, contre ce qu'ils tenaient pour l'hypocrisie de leurs moeurs puritaines et la façade sociale derrière laquelle ils cachaient égoïsme, esprit insulaire et manque d'imagination. Je trouvais sympathique leur pacifisme, leur naturisme, leur végétarisme, leur quête avide d'une vie spirituelle apte à donner de la transcendance à leur refus d'un monde matérialiste et rongé par les préjugés de classe, sociaux et sexuels, qu'ils rejetaient en bloc. Mais tout cela était anarchique, spontané, sans direction ni centre, ni même idées, car les hippies, du moins ceux que j'ai connus et observés de près, même s'ils disaient s'identifier à la poésie des beatniks _ Allen Ginsberg donna un récital de ses poèmes, chanta et dansa des danses indiennes à Trafalgar Square devant des milliers de jeunes _ , ne lisaient assurément que très peu, voire jamais. Leur philosophie ne se fondait pas sur la pensée et la raison, mais sur les sentiments : le feeling.  » (p121)

Extrait n°3

«  Parfois, sans s'en rendre compte, il passait de l'espagnol au français ou à l'anglais, ou à des langues plus exotiques, et je devais alors l'interrompre et lui demander de se limiter à mon petit _ comparé au sien _ monde linguistique. Quand je le connus, il apprenait le russe, et en une année d'efforts il était arrivé à le lire et le parler avec plus d'aisance que moi, qui sondais depuis cinq ans les mystères de l'alphabet cyrillique.
    Bien que traduisant généralement en anglais, si besoin était il interprétait aussi en français, en espagnol et en d'autres langues, et j'étais toujours émerveillé par la fluidité avec laquelle il s'exprimait dans ma langue, sans avoir jamais vécu dans un pays hispanophone. Il n'était pas homme à avoir beaucoup lu, ni à s'être trop intéressé à la culture, à l'exception des grammaires et des dictionnaires, ou les passe-temps insolites, comme la philatélie et les soldats de plomb, sujets sur lesquels il disait être aussi savant qu'en langue. Le plus extraordinaire était de l'entendre parler japonais, parce que alors il adoptait malgré lui les postures, les courbettes et gestes des Orientaux, tel un véritable caméléon. Je découvris grâce à lui que la prédisposition pour les langues est aussi mystérieuse que celle pour les mathématiques ou la musique, et n'a rien à voir avec l'intelligence ni les connaissances. C'est quelque chose de spécial, un don que certains possèdent et d'autres pas. Cette prédisposition était si développée chez Salomon Toledano que, malgré son air tout à fait inoffensif et anodin, il nous semblait monstrueux à ses collègues et moi. Car lorsqu'il ne s'agissait pas de langues, il était d'une ingénuité désarmante, c'était un homme enfant. » (p165)

Extrait n°4

«  J'étais revenu à Lima après presque vingt années. Je me sentais totalement étranger, dans une ville où il ne restait presque plus trace de mes souvenirs. La maison de ma tante Alberta avait disparu et à sa place avait surgi un immeuble hideux de quatre étages. La même chose se passait partout à Miraflores, où seules résistaient à la modernisation quelques rares maisonnettes à jardinet de mon enfance. Tout le quartier avait perdu son caractère sous la profusion d'édifices de hauteurs inégales et la multiplication de commerces, et d'une forêt aérienne d'annonces lumineuses qui rivalisaient de vulgarité et de mauvais goût. Grâce à l'ingénieur Alberto Lamiel, j'avais pu jeter un coup d'oeil sur ces quartiers des Mille et Une Nuits où s'étaient déplacés les riches et la classe aisée. Ils étaient entourées de gigantesques bidonvilles appelés maintenant par euphémisme, villages jeunes, où s'étaient réfugiés des millions de paysans descendus de la sierra, fuyant la faim et la violence _ les actions armées et le terrorisme étaient concentrés principalement dans la région de la sierra centrale _ , et qui survivaient dans des baraques de bois, chaume, tôle ou n'importe quoi, sur des terrains où, la plupart du temps, il n'y avait ni eau ni électricité, ni tout-à-l'égout, ni rues, ni transport. Cette coexistence de la richesse et de la pauvreté faisait qu'à Lima les riches paraissaient plus riches, et plus pauvres les pauvres. Très souvent le soir, quand je n'allais pas retrouver mes vieux amis du Barrio Alegre ou mon pimpant neveu Alberto Lamiel, je restais à bavarder avec mon oncle Ataulfo et ce sujet revenait constamment sur le tapis. Il me semblait que les différences économiques entre la toute petite minorité péruvienne qui vivait bien et avait le privilège de l'éducation, du travail et des loisirs, et ceux qui survivaient à dure peine dans des conditions de pauvreté ou de misère extrême, s'étaient aggravées en deux décennies. D'après lui, c'était une fausse impression due à la perspective que j'apportais d'Europe, où l'existence d'une énorme classe moyenne diluait et effaçait ces contrastes entre les extrêmes. Mais au Pérou, où la classe moyenne était très mince, cette réalité contrastée avait toujours existée. L'oncle Ataulfo était consterné par la violence qui s'abattait sur la société péruvienne. J'ai toujours pensé que cela pouvait arriver. Cette fois oui, nous y voilà. Heureusement que ma pauvre Dolores n'est plus là pour le voir. Les enlèvements, les bombes des terroristes, la destruction des ponts, des routes, des centrales électriques, le climat d'insécurité et le vandalisme, se lamentait-il, allaient retarder de plusieurs années encore le décollage du pays vers la modernité à laquelle l'oncle Ataulfo n'avait jamais cessé de croire. Jusqu'à maintenant. » (p325)

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