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Camus and co
20 août 2010

SARTRE - LA NAUSEE

Premier roman de Jean-Paul Sartre, publié en 1938 (Folio).

Extrait n°1

«   Voilà ce que j'ai pensé : pour que l'évènement le plus banal devienne une aventure, il faut et il suffit qu'on se mette à le raconter. C'est ce qui dupe les gens : un homme, c'est toujours un conteur d'histoires, il vit entouré de ses histoires et des histoires d'autrui, il voit tout ce qui lui arrive à travers elles ; et il cherche à vivre sa vie comme s'il la racontait.
    Mais il faut choisir : vivre ou raconter. Par exemple quand j'étais à Hambourg, avec cette Erna, dont je me défiais et qui avait peur de moi, je menais une drôle d'existence. Mais j'étais dedans, je n'y pensais pas. Et puis un soir, dans un petit café de San Pauli, elle m'a quitté pour aller aux lavabos. Je suis resté seul, il y avait un phonographe qui jouait Blue Sky. Je me suis mis à me raconter ce qui s'était passé depuis mon débarquement. Je me suis dit : Le troisième soir, comme j'entrais dans un dancing appelé la Grotte Bleue, j'ai remarqué une grande femme à moitié saoule. Et cette femme-là, c'est celle que j'attends en ce moment, en écoutant Blue Sky et qui va revenir s'asseoir à ma droite et m'entourer le cou de ses bras. Alors, j'ai senti avec violence que j'avais une aventure. Mais Erna est revenue, elle s'est assise à côté de moi, elle m'a entouré le cou de ses bras et je l'ai détesté sans trop savoir pourquoi. Je comprends à présent : c'est qu'il fallait recommencer de vivre et que l'impression d'aventure venait de s'évanouir.
   Quand on vit, il n'arrive rien. Les décors changent, les gens entrent et sortent, voilà tout. Il n'y jamais de commencements. Les jours s'ajoutent aux jours sans rime ni raison, c'est une addition interminable et monotone. De temps en temps on fait un total partiel, on dit : voilà trois ans que je voyage, trois ans que je suis à Bouville. Il n'y a pas de fin non plus : on ne quitte jamais une femme, un ami, une ville en une fois. Et puis tout se ressemble : Shangaï, Moscou, Alger, au bout d'une quinzaine, c'est tout pareil. Par moments _ rarement _ on fait le point, on s'aperçoit qu'on s'est collé avec une femme, engagé dans une sale histoire. Le temps d'un éclair. Après ça, le défilé recommence, on se remet à faire l'addition des heures et des jours. Lundi, mardi, mercredi. Avril, mai, juin. 1924, 1925, 1926.
    Ca, c'est vivre. Mais quand on raconte le vie, tout change ; seulement c'est un changement que personne ne remarque : la preuve c'est qu'on parle d'histoires vraies ; Comme s'il pouvait y avoir des histoires vraies ; les évènements se produisent dans un sens et nous les racontons dans le sens inverse. On a l'air de débuter par le commencement : C'était par un beau soir de l'automne de 1922. J'étais clerc de notaire à Marommes. Et en réalité c'est par la fin qu'on a commencée. Elle est là, invisible et présente, c'est elle qui donne à ces quelques mots la pompe et la valeur d'un commencement. Je me promenais, j'étais sorti du village sans m'en apercevoir, je pensais à mes ennuis d'argent. Cette phrase, prise simplement pour ce qu'elle est, veut dire que le type était absorbé, morose, à cent lieues d'une aventure, précisément dans ce genre d'humeur où l'on laisse passer les évènements sans les voir. Mais la fin est là, qui transforme tout. Pour nous, le type est déjà le héros de l'histoire. Sa morosité, ses ennuis d'argent sont bien plus précieux que les nôtres, ils sont tout dorés par la lumière des passions futures. Et le récit se poursuit à l'envers : les instants ont cessé de s'empiler au petit bonheur les uns sur les autres, ils sont happés par la fin de l'histoire qui les attire et chacun d'eux attire l'instant qui le précède : Il faisait nuit, la rue était déserte. La phrase est jetée négligemment, elle a l'air superflue ; mais nous ne nous y laissons pas prendre et nous la mettons de côté : c'est un renseignement dont nous comprendrons la valeur par la suite. Et nous avons le sentiment que le héros a vécu tous les détails de cette nuit comme des annonciations, comme des promesses, ou même qu'il vivait seulement pour ceux qui étaient des promesses, aveugle et sourd à tout ce qui n'annonçait pas l'aventure. Nous oublions que l'avenir n'était pas encore là ; le type se promenait dans une nuit sans présages, qui lui offrait pêle-mêle ses richesses monotones et il ne choisissait pas.
    J'ai voulu que les moments de ma vie se suivent et s'ordonnent comme ceux d'une vie qu'on se rappelle. Autant vaudrait tenter d'attraper le temps par la queue. » (p63 et 64)

Extrait n°2

«  J'ai honte pour M. Achille. Nous sommes du même bord, nous devrions faire bloc contre eux. Mais il m'a lâché, il est passé de leur côté : il y croit honnêtement, lui, à l'Expérience. Pas à la sienne, ni à la mienne. A celle du docteur Rogé. Tout à l'heure M. Achille se sentait drôle, il avait l'impression d'être tout seul ; à présent il sait qu'il y en a eu d'autres dans son genre, beaucoup d'autres : le docteur Rogé les a rencontrés, il pourrait raconter à M. Achille l'histoire de chacun d'eux et lui dire comment elle a fini. M. Achille est un cas, tout simplement, et qui se laisse aisément ramener à quelques notions communes.
   Comme je voudrais lui dire qu'on le trompe, qu'il fait le jeu des importants. Des professionnels de l'expérience ? Ils ont traîné leur vie dans l'engourdissement et le demi-sommeil, ils se sont mariés précipitamment, par impatience, et ils ont fait des enfants au hasard. Ils ont rencontré les autres hommes dans les cafés, aux mariages, aux enterrements. De temps en temps, pris dans un remous, ils se sont débattus sans comprendre ce qui leur arrivait. Tout ce qui s'est passé autour d'eux a commencé et s'est achevé hors de leur vue ; de longues formes obscures, des évènements qui venaient de loin les ont frôlés rapidement et, quand ils ont voulu regarder, tout était fini déjà. Et puis, vers les quarante ans ils baptisent leurs petites obstinations et quelques proverbes du nom d'expérience, ils commencent à faire les distributeurs automatiques : deux sous dans la fente de gauche et voilà des anecdotes enveloppées de papier d'argent ; deux sous dans la fente de droite et l'on reçoit de précieux conseils qui collent aux dents comme des caramels mous. Moi aussi, à ce compte, je pourrais me faire inviter chez les gens et ils se diraient entre eux que je suis un grand voyageur devant l'Eternel. Oui : les musulmans pissent accroupis ; les sages-femmes hindoues utilisent, en guise d'ergotine, le verre pilé dans la bouse de vache ; à Bornéo, quand une fille a ses règles, elle passe trois jours et trois nuits sur le toit de sa maison. J'ai vu à Venise des enterrements en gondole, à Séville les fêtes de la semaine sainte, j'ai vu la passion d'Oberammergau. Naturellement, tout cela n'est qu'un maigre échantillon de mon savoir : je pourrais me renverser sur ma chaise et commencer avec amusement :
   Connaissez-vous Jihlava, chère madame ? C'est une curieuse petite ville de Moravie où j'ai séjourné en 1924 ...
   Et le président du tribunal qui a vu tant de cas prendrait la parole à la fin de mon histoire :
   Comme c'est vrai, cher monsieur, comme c'est humain. J'ai vu un cas semblable au début de ma carrière, c'était en 1902. J'étais juge suppléant à Limoges ...
   Seulement voilà, on m'a trop embêté avec ça pendant ma jeunesse. Je n'étais pourtant pas d'une famille de professionnels. Mais il y a aussi des amateurs. Ce sont les secrétaires, les employés, les commerçants, ceux qui écoutent les autres au café : ils se sentent gonflés, aux approches de la quarantaine, d'une expérience qu'ils ne peuvent pas écouler au-dehors. Heureusement ils ont fait des enfants et les oblige à la consommer sur place. Ils voudraient nous faire croire que leur passé n'est pas perdu, que leurs souvenirs se sont condensés, moelleusement convertis en Sagesse. Commode passé ! Passé de poche, petit livre doré plein de belles maximes. Croyez-moi, je vous parle d'expérience, tout ce que je sais, je le tiens de la vie. Est-ce que la Vie se serait chargée de penser pour eux ? Ils expliquent le neuf par l'ancien _ et l'ancien, ils l'ont expliqué par des évènements plus anciens encore, comme ces historiens qui ont fait de Lénine un Robespierre russe et de Robespierre un Cromwell français : au bout du compte, ils n'ont jamais rien compris du tout ... Derrière leur importance, on devine une paresse morose : ils voient défiler des apparences, ils baillent, ils pensent qu'il n'y a rien de nouveau sous les cieux. Un vieux toqué _ et le docteur Rogé songeait vaguement à d'autres vieux toqués dont il ne se rappelle aucun en particulier. A présent, rien de ce que fera M. Achille ne saurait nous surprendre : puisque c'est un vieux toqué !
   Ce n'est  pas un vieux toqué : il a peur. De quoi a-t-il peur ? Quand on veux comprendre une chose, on se place en face d'elle, tout seul, sans secours ; tout le passé du monde ne pourrait servir de rien. Et puis elle disparaît et ce qu'on a compris disparaît avec elle. » (p103 et 104)

Extrait n°3

«   Est-ce que c'est ça, la liberté ? Au-dessous de moi, les jardins descendent mollement vers la ville et, dans chaque jardin s'élève une maison. Je vois la mer, lourde, immobile, je vois Bouville. Il fait beau.
    Je suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre, toutes celles que j'ai essayées ont lâché et je ne peux plus en imaginer d'autres. Je suis encore assez jeune, j'ai encore assez de forces pour recommencer. Mais que faut-il recommencer ? Combien, au plus fort de mes terreurs, de mes nausées, j'avais compté sur Anny pour me sauver, je le comprends seulement maintenant. Mon passé est mort, M. de Rollebon est mort, Anny n'est revenue que pour m'ôter tout espoir. Je suis seul dans cette rue blanche que bordent les jardins. Seul et libre. Mais cette liberté ressemble un peu à la mort.
    Aujourd'hui ma vie prend fin. Demain j'aurais quitté cette ville qui s'étend à mes pieds, où j'ai si longtemps vécu. Elle ne sera qu'un nom, trapu, bourgeois, bien français, un nom dans ma mémoire, moins riche que ceux de Florence ou de Bagdad. Il viendra une époque où je me demanderai : Mais enfin, quand j'étais à Bouville, qu'est-ce que je pouvais donc faire, au long de la journée ? Et de ce soleil, de cet après-midi, il ne restera rien, pas même un souvenir.
    Toute ma vie est derrière moi. Je la vois tout entière, je vois sa forme et les lents mouvements qui m'ont mené jusqu'ici. Il y a peu de choses à en dire : c'est une partie perdue, voilà tout. Voici trois ans que je suis entré à Bouville, solennellement. J'avais perdu la première manche. J'ai voulu jouer la seconde et j'ai perdu aussi : j'ai perdu la partie. Du même coup, j'ai appris qu'on perd toujours. Il n'y a que les Salauds qui croient gagner. A présent je vais faire comme Anny, je vais me survivre. Manger, dormir. Dormir, manger. Exister lentement, doucement, comme ces arbres, comme une flaque d'eau, comme la banquette rouge du tramway.
    La Nausée me laisse un court répit. Mais je sais qu'elle reviendra : c'est mon état normal. Seulement, aujourd'hui mon corps est trop épuisé pour la supporter. Les malades aussi ont d'heureuses faiblesses qui leur ôtent, quelques heures, la conscience de leur mal. Je m'ennuie, c'est tout. De temps en temps je baille si fort que les larmes me roulent sur les joues. C'est un ennui profond, profond, le coeur profond de l'existence, la matière même dont je suis fait. Je ne me néglige pas, bien au contraire : ce matin j'ai pris un bain, je me suis rasé. Seulement, quand je repense à tous ces petits actes soigneux, je ne comprends pas comment j'ai pu les faire : ils sont si vains. Ce sont les habitudes, sans doute, qui les ont faits pour moi. Elles ne sont pas mortes, elles, elles continent à s'affairer, à tisser tout doucement, insidieusement leur trames, elles me lavent, m'essuient, m'habillent comme des nourrices. Est-ce que ce sont elles, aussi, qui m'ont conduit sur cette colline ? Je ne me rappelle plus comment je suis venu. Par l'escalier Dautry sans doute : est-ce que j'ai gravi vraiment une à une ses cent dix marches ? Ce qui est peut-être encore plus difficile à imaginer, c'est que, tout à l'heure, je vais les redescendre. Pourtant, je le sais : je me retrouverai dans un moment au bas du Coteau Vert, je pourrai, en levant la tête, voir s'éclairer au loin les fenêtres de ces maisons qui sont si proches. Au loin. Au-dessus de ma tête ; et cet instant-ci, dont je ne puis sortir, qui m'enferme et me borne de tout côté, cet instant dont je suis fait ne sera plus qu'un songe brouillé. » (p221 et 222)

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