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Camus and co
20 août 2010

SARTRE - LE DIABLE ET LE BON DIEU

Pièce de théâtre publiée en 1951 (Folio).

Extrait n°1

«   LA FEMME
Pourquoi l'enfant est mort.

HEINRICH
Quel enfant ?

LA FEMME, riant un peu.
Le mien. Voyons, curé tu l'as enterré hier : il avait trois ans et il est mort de faim.

HEINRICH
Je suis fatigué, ma soeur, et je ne vous reconnais plus. Je vous vois à toutes le même visage avec les mêmes yeux.

LA FEMME
Tu es curé, pourtant.

HEINRICH
Oui, je le suis.

LA FEMME
Alors, qui m'expliquera, si toi tu ne peux pas ? (Un temps.) Si je me laissais mourir à présent, ce serait mal ?

HEINRICH, avec force.
Oui. Très mal.

LA FEMME
C'est bien ce que je pensais. Et pourtant, j'en ai grande envie. Tu vois bien qu'il faut que tu m'expliques.

Un silence. Heinrich se passe la main sur le front et fait un violent effort.

HEINRICH
Rien n'arrive sans la permission de Dieu et Dieu est la bonté même; donc ce qui arrive est le meilleur.

LA FEMME
Je ne comprends pas.

HEINRICH
Dieu sait plus de choses que tu n'en sais : ce qui te paraît un mal est un bien à ses yeux parce qu'il en pèse toutes les conséquences.

LA FEMME
Tu peux comprendre ça toi ?

HEINRICH
Non ! Non ! Je ne comprends pas ! Je ne comprends rien ! Je ne peux ni ne veux comprendre ! Il faut croire ! Croire ! Croire !

LA FEMME, avec un petit rire.
Tu dis qu'il faut croire et tu n'as pas du tout l'air de croire à ce que tu dis.

HEINRICH
Ce que je dis, ma soeur, je l'ai répété tant de fois depuis trois mois que je ne sais plus si je le dis par conviction ou par habitude. Mais ne t'y trompe pas : j'y crois. J'y crois de toutes mes forces et de tout mon coeur. Mon Dieu, vous m'êtes témoin que pas un instant le doute n'a effleuré mon coeur. (Un temps.) Femme, ton enfant est au ciel et tu l'y retrouveras.

LA FEMME
Oui, curé, bien sûr. Mais le Ciel, c'est une autre chose. Et puis, je suis si fatiguée que je ne trouverai plus jamais la force de me réjouir. Même là-haut.

[...]

LA FEMME, elle voit Nasty et s'interrompt joyeusement.
Nasty ! Nasty !

NASTY
Que me veux-tu ?

LA FEMME
Boulanger, mon enfant est mort. Tu dois savoir pourquoi, toi qui sais tout.

NASTY
Oui, je le sais.

HEINRICH
Nasty, je t'en supplie, tais-toi. Malheur à ceux par qui le scandale arrive.

NASTY
Il est mort parce que les riches bourgeois de notre ville se sont révoltés contre l'Archevêque, leur très riche seigneur. Quand les riches se font la guerre, ce sont les pauvres qui meurent.

LA FEMME
Est-ce que Dieu leur avait permis de faire cette guerre ?

NASTY
Dieu le leur avait bien défendu.

LA FEMME
Celui-ci dit que rien n'arrive sans sa permission.

NASTY
Rien, sauf le mal qui naît de la méchanceté des hommes.

HEINRICH
Boulanger, tu mens, tu mélanges le vrai et le faux de manière à tromper les âmes.

NASTY
Soutiendras-tu que Dieu permet ces deuils et ces souffrances inutiles ? Moi, je dis qu'il est innocent de tout.
» (p21 à 24)

Extrait n°2

«   LE BANQUIER
Depuis trente ans, je me règle sur un principe : c'est que l'intérêt mène le monde. Devant moi, les hommes ont justifié leurs conduites par les motifs les plus nobles. Je les écoutais d'une oreille et je me disais : Cherche l'intérêt.

GOETZ
Et quand vous l'aviez trouvé ?

LE BANQUIER
On causait.

GOETZ
Avez-vous trouvé le mien ?

LE BANQUIER
Voyons !

GOETZ
Quel est-il ?

LE BANQUIER
Doucement. Vous appartenez à une catégorie difficilement maniable. Avec vous, il faut avancer pas à pas.

GOETZ
Quelle catégorie ?

LE BANQUIER
Celles des idéalistes.

GOETZ
Qu'est-ce que c'est que ça ?

LE BANQUIER
Voyez-vous, je divise les hommes en trois catégories : ceux qui ont beaucoup d'argent, ceux qui n'en n'ont point du tout et ceux qui en ont un peu. Les premiers veulent garder ce qu'ils ont : leur intérêt c'est de maintenir l'ordre ; les seconds veulent prendre ce qu'ils n'ont pas : leur intérêt c'est de détruire l'ordre actuel et d'en établir un autre qui leur soit profitable. Les uns et les autres sont des réalistes, des gens avec qui on peut s'entendre. Les troisièmes veulent renverser l'ordre social pour prendre ce qu'ils n'ont pas, tout en le conservant pour qu'on ne leur prenne pas ce qu'ils ont. Alors, ils conservent en fait ce qu'ils détruisent en idée, ou bien ils détruisent en fait ce qu'ils font semblant de conserver. Ce sont eux les idéalistes.

GOETZ
Les pauvres gens. Comment les guérir ?

LE BANQUIER
En les faisant passer dans une autre catégorie sociale. Si vous les enrichissez, ils défendront l'ordre établi.
» (p75 à 76)

Extrait n°3

«   NASTY
Je n'ai pas le choix... Nous n'avons pas d'armes, pas d'argent, pas de chefs militaires et nos paysans sont trop indisciplinés pour faire de bons soldats. Dans quelques jours commenceront nos revers ; dans quelques mois, les massacres.

GOETZ
Alors ?

NASTY
Il reste une chance. Aujourd'hui, je ne peux pas endiguer la révolte ; dans trois mois, je le pourrai. Si nous gagnons une bataille rangée, une seule, les barons nous offrirons la paix.

GOETZ
Quel est mon rôle ?

NASTY
Tu es le meilleur capitaine d'Allemagne.

GOETZ, il le regarde, puis se détourne.
Ah ! (Un silence.) Réparer ! Toujours réparer ! Vous me faites perdre mon temps, tant que vous êtes. Bon Dieu, j'ai autre chose à faire, moi.

NASTY
Et tu laisseras le monde entier s'entr'égorger pourvu que tu puisses construire ta Cité joujou, ta ville modèle ?

GOETZ
Ce village est une arche, j'y ai mis l'amour à l'abri, qu'importe le déluge si j'ai sauvé l'amour.

NASTY
Es-tu fou ? Tu n'échapperas pas à la guerre, elle viendra te chercher jusqu'ici. (Silence de Goetz.) Alors ? Tu acceptes ?

GOETZ
Pas si vite. (Il revient sur Nasty). La discipline manque : il faudra que je la crée. Sais-tu ce que ça veut dire ? Des pendaisons.

NASTY
Je le sais.

GOETZ
Nasty, il faut pendre des pauvres. Les pendre au hasard, pour l'exemple : l'innocent avec le coupable. Que dis-je ? Ils sont tous innocents. Aujourd'hui je suis leur frère et je vois leur innocence. Demain, si je suis leur chef, il n'y a plus que des coupables et je ne comprends plus rien : je pends.

NASTY
Soit. Il le faut.

GOETZ
Il faut aussi que je me change en boucher ; vous n'avez ni les armes ni la science : le nombre est votre seul atout. Il faudra gaspiller les vies. L'ignoble guerre !

NASTY
Tu sacrifieras vingt mille hommes pour en sauver cent mille.

GOETZ
Si seulement j'en étais sûr ! Nasty, tu peux me croire je sais ce que c'est qu'une bataille : si nous engageons celle-ci, nous auront cent chances contre une de la perdre.

NASTY
Je prendrais donc cette chance unique. Allons ! Quels que soient les desseins de Dieu, nous sommes ses élus : moi son prophète et toi son boucher ; il n'est plus temps de reculer.

Un temps.

GOETZ
Hilda !

HILDA
Que veux-tu ?

GOETZ
Aide-moi. Que ferais-tu à ma place ?

HILDA
Je ne serais jamais à ta place ni ne veux l'être. Vous êtes des meneurs d'hommes, vous autres, et je ne suis qu'une femme. A vous, je n'ai rien à donner.

GOETZ
Je n'ai confiance qu'en toi.

HILDA
En moi ?

GOETZ
Plus qu'en moi-même.

HILDA
Pourquoi veux-tu me rendre complice de tes crimes ? Pourquoi m'obliges-tu à décider à ta place ? Pourquoi me donnes-tu puissance de vie et de mort sur mes frères ?

GOETZ
Parce que je t'aime.

HILDA
Tais-toi. (Un temps.) Ah ! Tu as gagné : tu m'as fait passer de l'autre côté de la barrière : j'étais avec ceux qui souffrent, à présent je suis avec ceux qui décident des souffrances. O Goetz, jamais plus je ne pourrai dormir ! (Un temps.) Je te défends de verser le sang. Refuse.
» (p192 à 195)

Extrait n°4

«   GOETZ
J'ai voulu que ma bonté soit plus dévastatrice que mes vices.

HEINRICH
Et tu y as réussi : vingt cinq mille cadavres ! En un jour de vertu tu as fait plus de morts qu'en trente cinq années de malice.

GOETZ
Ajoute que ces morts sont des pauvres : ceux mêmes à qui j'ai feint d'offrir les biens de Conrad !

HEINRICH
Dame ! Tu les as toujours détestés !

GOETZ, levant le poing.
Chien ! (Il s'arrête et se met à rire.) J'ai voulu te frapper ; c'est le signe que tu es dans le vrai. Ha ! Ha ! Voilà donc où le bât me blesse. Insiste ! Accuse-moi de détester les pauvres et d'avoir exploité leur gratitude pour les asservir. Autrefois je violais les âmes par la torture, à présent je les viole par le Bien. J'ai fait de ce village un bouquet d'âmes fanées. Pauvres gens, ils me singeaient et moi je singeais la vertu : il sont morts en martyrs inutiles, sans savoir pourquoi. Ecoute, curé ; j'avais trahi tout le monde et mon frère, mais mon appétit de trahison n'était pas assouvi : alors, une nuit, sous les remparts de Worms, j'ai inventé de trahir le Mal, c'est toute l'histoire. Seulement le Mal ne se laisse pas si facilement trahir : ce n'est pas le bien qui est sorti du cornet à dés : c'est un Mal pire. Qu'importe d'ailleurs : monstre ou saint, je m'en foutais, je voulais être inhumain. Dis, Heinrich, dis que j'étais fou de honte et que j'ai voulu étonner le Ciel pour échapper au mépris des hommes. Allons. Qu'attends-tu ? Parle ! Ah, c'est vrai, tu ne veux pas parler : c'est ta voix que j'ai dans ma bouche. (Imitant Heinrich.) Tu n'as pas changé de peau, Goetz, tu as changé de langage. Tu as nommé amour ta haine des hommes et générosité ta rage de destruction. Mais tu es resté pareil à toi-même ; pareil : rien d'autre qu'un bâtard. (Reprenant sa voix naturelle.) Mon Dieu, je témoigne qu'il dit vrai, l'accusé, je me reconnais coupable. J'ai perdu mon procès, Heinrich. Es-tu content ?
» (p233 à 234)

Extrait n°5

«   GOETZ, cessant de bouffonner.
Non. Je ne m'en tirerais pas. (Il marche.) Seigneur, si vous nous refusez les moyens de bien faire, pourquoi nous en avez-vous donné l'âpre désir ? Si vous n'avez pas permis que je devienne bon, d'où vient que vous m'ayez ôté l'envie d'être méchant ? (Il marche.) Curieux tout de même qu'il n'y ait pas d'issue.

HEINRICH
Pourquoi fais-tu semblant de lui parler ? Tu sais bien qu'il ne répondra pas.

GOETZ
Et pourquoi ce silence ? Lui qui ne s'est fait voir à l'ânesse du prophète, pourquoi refuse-t-il de se montrer à moi.

HEINRICH
Parce que tu ne comptes pas. Torture les faibles ou martyrise-toi, baise les lèvres d'une courtisane ou celles d'un lépreux, meurs de privations ou de voluptés : Dieu s'en fout.

GOETZ
Qui compte alors ?

HEINRICH
Personne. L'homme est néant. Ne fais pas l'étonné : tu as toujours su ; tu le savais quand tu as lancé les dés. Sinon, pourquoi aurais-tu triché ? (Goetz veut parler.) Tu as triché, Catherine t'a vu : tu as forcé ta voix pour couvrir le silence de Dieu. Les ordres que tu prétends recevoir, c'est toi qui les envoies.

GOETZ, réfléchissant.
Moi, oui.

HEINRICH, étonné.
Eh bien, oui. Toi-même.

GOETZ, même jeu.
Moi seul.

HEINRICH
Oui, te dis-je, oui.

GOETZ, relevant la tête.
Moi seul, curé, tu as raison. Moi seul. Je suppliais, je quémandais un signe, j'envoyais au Ciel des messages : pas de réponse. Le Ciel ignore jusqu'à mon nom. Je me demandais à chaque minute ce que je pouvais être aux yeux de Dieu. A présent je connais la réponse : rien. Dieu ne me voit pas, Dieu ne m'entend pas, Dieu ne me connaît pas. Tu vois ce vide au-dessus de nos têtes ? C'est Dieu. Tu vois cette brèche dans la porte ? C'est Dieu. Tu vois ce trou dans la terre ? C'est Dieu encore. Le silence, c'est Dieu. L'absence, c'est Dieu. Dieu, c'est la solitude des hommes. Il n'y avait que moi : j'ai décidé seul du Mal ; seul j'ai inventé le Bien. C'est moi qui ai triché, moi qui ai fait des miracles, c'est moi qui m'accuse aujourd'hui, moi seul qui peux m'absoudre ; moi, l'homme. Si Dieu existe, l'homme est néant ; si l'homme existe ... Où cours-tu ?

HEINRICH
Je m'en vais ; je n'ai plus rien à faire avec toi.

GOETZ
Attends, curé ; je vais te faire rire.

HEINRICH
Tais-toi !

GOETZ
Mais tu ne sais pas encore ce que je vais te dire. (Il le regarde et brusquement.) Tu le sais !

HEINRICH, criant
Ce n'est pas vrai ! Je ne sais rien, je ne veux rien savoir.

GOETZ
Heinrich, je vais te faire connaître un espièglerie considérable : Dieu n'existe pas. (Heinrich se jette sur lui et le Frappe. (Goetz, sous les coups, rit et crie.) Il n'existe pas. Joie, pleurs de joie ! Alleluia. Fou ! Ne frappe pas : je nous délivre. Plus de Ciel, plus d'Enfer, rien que la Terre.

HEINRICH
Ah ! Qu'il me damne cent fois, mille fois, pourvu qu'il existe. Goetz, les hommes nous ont appelé traîtres et bâtards ; et ils nous ont condamnés. Si Dieu n'existe pas, plus moyen d'échapper aux hommes. Mon Dieu, cet homme a blasphémé, je crois en vous, je crois ! Notre Père qui êtes au Cieux, j'aime mieux être jugé par un être infini que par mes égaux.

GOETZ
A qui parles-tu ? Tu viens de dire qu'il était sourd. (Heinrich le regarde en silence.) Plus moyen d'échapper aux hommes. Adieu les monstres, adieu les saints. Adieu l'orgueil. Il n'y a que les hommes.
» (p237 à 238)

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