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Camus and co
23 août 2010

MAURIAC - GENITRIX

Roman publié en 1923 (Livre de Poche).

Extrait n°1

«  Mathilde qui, dans un geste d'exécration, avait levé les deux mains, même après la fuite de l'ennemi, les tint un instant devant ses yeux, stupéfaite qu'elles fussent violacées. Son cœur s'affolait, oiseau qu'on étouffe et dont les ailes battent plus vite, plus faiblement. Elle voulut voir de près mais ne vit plus ses ongles bleus déjà ... mais, même dans un tel excès d'angoisse, elle ne crut pas à l'éternité de cette nuit où elle venait de pénétrer : parce qu'elle était seule au monde, Mathilde ne savait pas qu'elle était au plus extrême bord de la vie. Si elle avait été aimée, des embrassements l'eussent obligée de s'arracher à l'étreinte du monde. Elle n'eut pas à se détacher n'ayant point connu d'attachement. Aucune voix solennelle à son chevet ne prononça le nom d'un Père peut-être terrible ni ne la menaça d'une miséricorde peut-être inexorable. Aucun visage en larmes et laissé en arrière ne lui permit de mesurer sa fuite glissant vers l'Ombre. Elle eut la mort douce de ceux qui ne sont pas aimés. » (p44)

Extrait n°2

«  Oui, il faisait une étrange tête. Enveloppé dans sa robe sombre, la nuque au dossier du voltaire, il regardait fixement Mathilde. Un verre d'armagnac, qu'il avait déjà vidé et rempli, était sur le guéridon. Des papillons de nuit voletaient autour des deux cierges, cognaient au plafond leur ombre. Un moment il prononça le nom de Mathilde, et sa mère n'aurait pas reconnu cette voie. Il se levait, approchait du lit, chassait une mouche, contemplait cette beauté éternelle. Il se répétait en soi-même : Aveugle! Aveugle ... sans comprendre qu'il voyait ce visage pour la première fois, parce que la mort en avait effacé toute flétrissure : plus rien de cette expression avide, dure, tendue d'une pauvre fille qui toujours calcule, méprise et se moque ; plus rien de la bête aux abois et qui fait front _ plus rien de cette face besogneuse et traquée. Heureuse, adorée, peut-être Mathilde aurait-elle eu la figure que voilà, inondée de paix _ cette figure délivrée. Aveugle ... aveugle ... Un peu touché d'alcool, Fernand écoutait sourdre en lui sa douleur ; il l'accueillait, enivré, cette inconnue. Un fleuve en lui se débarrassait des glaces d'un hiver démesuré. Il avait attendu sa cinquantième année pour souffrir à cause d'un autre être. Ce que la plupart des hommes découvrent adolescents, il le savait ce soir, enfin! Un enchantement amer l'enchaînait à ce cadavre. Il s'approcha une fois encore, toucha du doigt cette joue. Longtemps après qu'il l'eut retiré, ce doigt gardait encore l'impression d'un froid infini. » (p58)

Extrait n°3

«  Vint la saison où, en dépit de la fraicheur commençante, on hésite devant le premier feu comme devant un sort inconnu. Les Cazenave, avant et après chaque repas, s'établirent donc à la cuisine. Cette circonstance rapprocha la mère et le fils. Il ne s'en tint plus à des propos indifférents, mais toutes ces paroles témoignaient d'un travail secret en lui, de curiosités inattendues.
   Est-ce que, papa et toi, vous vous aimiez?
   Étrange question d'un homme qui aux morts moins encore qu'aux vivants. Et elle ne savait que répondre, pressentant que le mot amour prenait, dans la bouche de son fils, un sens nouveau, profond. Il insistait : Est-ce que tu l'aimais autant que moi?
   Elle répondait que ça n'avait aucun rapport. Non, aucun rapport entre le besoin insatiable de domination, de possession spirituelle que lui inspirait le bien-aimé de qui pour elle dépendait toute douleur et toute joie _ vie à laquelle était suspendue sa vie _ et cet attachement d'habitude, ce compagnonnage que la mort avait si tôt rompu, sans que la veuve donnât beaucoup de larmes. Numa Cazenave était mort seul parce que, cette année-là, Félicité faisait prendre à Fernand les eaux de Salies. [...] Elle ne voulait pas se souvenir de sa secrète satisfaction, parce que tout s'était accompli sans qu'elle en fût témoin, et qu'il ne restait plus qu'à régler les affaires d'intérêts où elle trouvait un agrément extrême. N'ayant jamais pratiqué l'examen de conscience, elle n'avait jamais souffert de ce honteux enivrement qu'elle éprouva à se sentir libre, seule avec l'unique objet de sa passion que d'abord elle retira du collège où son père avait exigé qu'il fût interné. » (p114)

Extrait n°4

«  Fernand Cazenave entendit claquer leurs sabots le long de la ligne Bordeaux-Cette, puis remplit encore son verre et, l'ayant vidé, quitta la salle. Le dernier train avait grondé sur le fleuve; la maison de frémissait plus. De minces nuées filaient sous la lune invisible mais en laissaient la clarté s'épandre, puisque Fernand Cazenave debout, sans lampe, au milieu du vestibule, voyait son propre corps dans cette glace, près de la porte. Plus profond que les autres soirs, le silence l'entourait. Et pourtant il ne se souvenait pas d'avoir perçu, durant ses veillées, le souffle de Marie de Lados. Mais une seule respiration endormie dans une chambre éloignée émeut l'atmosphère au point qu'à notre insu, une petite vague de chaleur humaine vient battre notre cœur. Fernand Cazenave pour la première fois connaissait donc le silence. Parce qu'il entendait, comme la veille, les branches s'égoutter interminablement et qu'il n'y avait plus autour de la maison morte que ce bruit calme de larmes, peut-être retrouva-t-il son âme à ce moment-là, cette paix à l'approche d'un royaume où sa mère était bien sa mère et pourtant une autre _ la même qui lui inspira de précipiter hors de la maison une vieille servante docile _, et pourtant cette autre, vivante encore, vivante ailleurs, dont lui venait ce soir un apaisement de toute colère, un dégoût de toute dureté, ce détachement mystérieux. Du moins crut-il qu'il en était ainsi; il ne songea pas au vin qu'il avait bu, ni qu'il suffit souvent d'une ivresse légère pour que nous pressentions l'éternité. » (p158)

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