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Camus and co
25 octobre 2013

ROGER MARTIN DU GARD - LES THIBAULT - TOME 1

Roman publié en 1922 (Folio).

Extrait n°1 – La belle saison

«   Jacques leva la tête et promena les yeux autour de lui. Son regard tomba sur une vieille marchande de roses accroupie derrière son panier ; il l’avait aperçue déjà en passant avec Antoine, mais d’un œil soucieux, qui ne s’abandonnait alors à aucune sollicitation. Et, se rappelant cette montée de la rue Soufflot, il eut tout à coup la sensation qu’il lui manquait quelque chose, comme il arrive lorsqu’on perd un objet familier, la bague que l’on portait toujours au doigt. L’angoisse qui habitait en lui depuis des semaines et qui, moins d’une heure auparavant, l’étreignait encore à chaque pas, avait disparu, laissant un vide presque douloureux. Pour la première fois depuis l’affichage, il prit contact avec son succès, mais pour se sentir étourdi et brisé, comme après une chute.» (p287)

Extrait n°2 – La belle saison

«   Elle gardait d’autant mieux la maîtrise d’elle-même qu’elle le voyait hors de lui. Elle remarqua, sans d’ailleurs bien saisir quelle était la pensée de Jacques, qu’il exprimait souvent cette rancune indéterminée et ce refus de pardon. Il fallait qu’il eût beaucoup souffert. Pourtant _ et, en cela, comme il différait d’elle ! _ sa foi en l’avenir, en un bonheur futur, restait évidente ; à travers ses imprécations, circulait un perpétuel souffle d’espérance, de certitude ; son ambition paraissait démesurée, n’offrir aucune prise au doute. Jenny n’avait jamais auparavant envisagé quel pourrait être l’avenir de Jacques, mais elle ne ressentit aucune surprise à découvrir qu’il avait placé son but très haut ; même au temps où elle considérait Jacques comme un gamin brutal et vulgaire, elle n’avait jamais cessé de reconnaître en lui une force, et, aujourd’hui, ces paroles fiévreuses, la flamme dont elle sentait le cœur de Jacques dévoré, provoquaient en elle un sentiment de vertige, comme si elle se fût trouvée, malgré elle, emportée dans le même tourbillon. Il en résulta une impression d’insécurité si pénible qu’elle se leva.» (p438)

Extrait n°3 – La belle saison

«   Rachel tint bon. Un mois de suite, elle éluda toute nouvelle question. Lorsqu’elle rencontrait dans les yeux d’Antoine, un certain regard anxieux, elle détournait la tête. Ce fût un mois atroce. Ils continuaient à vivre ; mais tout acte, toute pensée, avait son retentissement dans leur souffrance.
   Dès le lendemain de l’explication, Antoine avait fait appel à son énergie ; appel si vain, qu’il s’était trouvé surpris de tant souffrir, et honteux d’avoir si peu d’action sur sa douleur. Un doute poignant l’avait traversé : « Suis-je vraiment … ? » Et aussitôt : « Que personne ne s’en aperçoive ! » Par bonheur, prisonnier de son existence active, il recouvrait, comme un talisman, chaque matin en traversant la cour de l’hôpital, la faculté d’accomplir sa journée de médecin ; devant ses malades, il ne pensait qu’à eux. Mais dès qu’il avait l’occasion de se reprendre _ entre deux visites, ou bien à table pendant les repas (car M. Thibault était revenu à Paris, et depuis octobre la maison familiale avait repris son train) _ ce découragement sans remède, qui ne cessait de planer sur lui, s’abattait soudain, et le transformait en un être inattentif, facilement irascible, comme si toute cette force dont il avait été si fier ne connaissait plus d’autre forme que l’irritation.
   Il passait auprès de Rachel ses soirées et ses nuits. Sans joie. Leurs paroles, leurs silences, étaient empoisonnés de secrets ; et leurs étreintes les épuisaient vite, sans parvenir à apaiser cette soif presque hostile qu’ils avaient l’un pour l’autre.» (p523)

Extrait n°4 – La belle saison

«   Antoine, les poings crispés sur la rampe de fer, le visage fouetté par la pluie, dénombrait machinalement les ponts, les mâts, les cheminées… Rachel ! Elle était là, à quelque cent mètres, comme lui penchée sans doute, penchée vers lui, fixant sur lui, sans le voir, des yeux aveuglés de larmes ; et tout leur amour mutilé, qui les tendaient encore une fois l’un vers l’autre, était impuissant à leur procurer la consolation d’un suprême geste d’adieu. Seul le pinceau lumineux du phare, par-dessus la tête d’Antoine, atteignait de son intermittente caresse cette masse sans visage, qui, déjà, s’évanouissait de nouveau dans la buée, emportant comme un secret, la dernière et si peu certaine conjonction de leurs regards.» (p532)

Extrait n°5 – La belle saison

«   Ses yeux s’emplirent de larmes. Ne plus rien entendre, ne plus rien voir !
Il mit son visage dans ses mains. Mais, aussitôt, Rachel fût contre lui : ce parfum d’ambre qui lui restait aux doigts pour avoir, cette nuit, manié le collier de Rachel ! Il sentit contre sa poitrine la chair ronde de l’épaule, contre ses lèvres le grain tiède de la peau ! ... Choc si brutal qu’il rejeta la tête en arrière, et qu’il s’immobilisa, les mains écartées et cramponnées aux bras du fauteuil, la tête durement butée dans le rembourrage du dossier. La phrase de Rachel lui vint à la mémoire : « J’ai pensé à me tuer … » Oui ; en finir ! Le suicide sans préméditation, presque sans consentement, simplement pour échapper, n’importe comment, avant qu’elle ait atteint son paroxysme, à cette souffrance dont l’étau se resserre !» (p534)

 

 

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