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Camus and co
20 août 2010

CAMUS - LE MYTHE DE SISYPHE

Essai sur l'absurde publié pour la première fois en 1942.

Extrait n°1, Les murs absurdes (p32)

«  […] Quels que soient les jeux de mots et les acrobaties de la logique, comprendre c'est avant tout unifier. Le désir profond de l'esprit même dans ses démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de l'homme devant son univers : il est exigence de familiarité, appétit de clarté. Comprendre le monde pour un homme, c'est le réduire à l'humain, c'est le marquer de son sceau. L'univers du chat n'est pas l'univers du fourmilier. Le truisme « Toute pensée est anthropomorphique » n'a pas d'autre sens. De même l'esprit qui cherche à comprendre la réalité ne peut s'estimer satisfait que s'il la réduit en termes de pensées. Si l'homme reconnaissait que l'univers lui aussi peut aimer, souffrir, il serait réconcilié. Si la pensée découvrait dans les miroirs changeants des phénomènes, des relations éternelles qui les puissent résumer et se résumer elles-mêmes en un principe unique, on pourrait parler d'un bonheur de l'esprit dont le mythe des bienheureux ne serait qu'une ridicule contrefaçon. Cette nostalgie d'unité, cet appétit d'absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain. »

Extrait n°2, Les murs absurdes (p34)

«  De qui et de quoi en effet puis-je dire : « Je connais cela !» Ce coeur en moi, je puis l'éprouver et je juge qu'il existe. Ce monde, je puis le toucher et je juge encore qu'il existe. Là s'arrête toute ma science, le reste est en construction. Car si j'essaie de saisir ce moi dont je m'assure, si j'essaie de le définir et de le résumer, il n'est plus qu'une eau qui coule entre mes doigts. Je puis dessiner un à un tous les visages qu'il sait prendre, tous ceux aussi qu'on lui a donnés, cette éducation, cette origine, cette ardeur ou ces silences, cette grandeur ou cette bassesse. Mais on n'additionne pas des visages. Ce coeur même qui est le mien me restera à jamais indéfinissable. Entre la certitude que j'ai de mon existence et le contenu que j'essaie de donner à cette assurance, le fossé ne sera jamais comblé. Pour toujours je serai étranger à moi-même. En psychologie comme en logique, il y a des vérités mais point de vérité. Le « connais-toi toi-même » de Socrate a autant de valeur que le « sois vertueux » de nos confessionnaux. Ils révèlent une nostalgie en même temps qu'une ignorance. Ce sont des jeux stériles sur de grands sujets. Ils ne sont légitimes que dans la mesure exacte où ils sont approximatifs. »

Extrait n°3, Les murs absurdes (p43)

«  Sur un tout autre plan, celui de la méthode, par leurs outrances mêmes, Husserl et les phénoménologues restituent le monde dans sa diversité et nie le pouvoir transcendant de la raison. L'univers spirituel s'enrichit avec eux de façon incalculable. Le pétale de rose, la borne kilométrique ou la main humaine ont autant d'importance que l'amour, le désir, ou les lois de la gravitation. Penser, ce n'est plus unifier, rendre familière l'apparence sous le visage d'un grand principe. Penser, c'est réapprendre à voir, à être attentif, c'est diriger sa conscience, c'est faire de chaque idée et de chaque image, à la façon de Proust, un lieu privilégié. Paradoxalement, tout est privilégié. Ce qui justifie la pensée, c'est son extrême conscience. Pour être plus positive que chez Kierkegaard ou Chestov, la démarche husserlienne, à l'origine, nie cependant la méthode classique de la raison, déçoit l'espoir, ouvre à l'intuition et au coeur toute une prolifération de phénomènes dont la richesse a quelque chose d'inhumain. Ces chemins mènent à toutes les sciences ou à aucune. C'est dire que le moyen ici a plus d'importance que la fin. Il s'agit seulement « d'une attitude pour connaître » et non d'une consolation. Encore une fois, à l'origine du moins. »

Extrait n°4, La liberté absurde (p73)

«  Maintenant le principal est fait. Je tiens quelques évidences dont je ne peux me détacher. Ce que je sais, ce qui est sûr, ce que je ne peux nier, ce que je ne peux rejeter, voilà ce qui compte. Je peux tout nier de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir d'unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion. Je peux tout réfuter dans ce monde qui m'entoure, me heurte ou me transporte, sauf ce chaos, ce hasard roi et cette divine équivalence qui naît de l'anarchie. Je ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je ne connais pas ce sens et qu'il m'est impossible pour le moment de le connaître. Que signifie pour moi signification hors de ma condition ? Je ne puis comprendre qu'en termes humains. Ce que je touche, ce qui me résiste, voilà ce que je comprends. Et ces deux certitudes, mon appétit d'absolu et d'unité et l'irréductibilité de ce monde à un principe rationnel et raisonnable, je sais encore que je ne puis les concilier. Quelle autre vérité puis-je reconnaître sans mentir, sans faire intervenir un espoir que je n'ai pas et qui ne signifie rien dans les limites de ma condition ? »

Extrait n°5, La liberté absurde (p86 à 87)

«  Battre tous les records, c'est d'abord et uniquement être en face du monde le plus souvent possible. Comment cela peut-il se faire sans contradiction et sans jeux de mots ? Car d'une part l'absurde enseigne que toutes les expériences sont indifférentes et, de l'autre, il pousse vers la plus grande quantité d'expériences. Comment alors ne point faire comme tant de ces hommes dont je parlais plus haut, choisir la forme de vie qui nous apporte le plus possible de cette matière humaine, introduire par là une échelle de valeurs que d'un autre coté on prétend rejeter ?
    Mais c'est encore l'absurde et sa vie contradictoire qui nous enseigne. Car l'erreur est de penser que cette quantité d'expérience dépend des circonstances de notre vie quand elle ne dépend que de nous. Il faut être simpliste. A deux hommes vivant le même nombre d'années, le monde fournit toujours la même somme d'expériences. C'est à nous d'en être conscients. Sentir sa vie, sa révolte, sa liberté, et le plus possible, c'est vivre et le plus possible. Là où la lucidité règne, l'échelle des valeurs devient inutile. Soyons encore plus simplistes. Disons que le seul obstacle, le seul « manque à gagner » est constitué par la mort prématurée. L'univers suggéré ici ne vit que par opposition à cette constante exception qu'est la mort. C'est ainsi qu'aucune profondeur, aucune émotion, aucune passion et aucun sacrifice ne pourraient rendre égales aux yeux de l'homme absurde (même s'il le souhaitait) une vie consciente de quarante ans et une lucidité étendue sur soixante ans. La folie et la mort, ce sont ses irrémédiables. L'homme ne choisit pas. L'absurde et le surcroît de vie qu'il comporte ne dépendent donc pas de la volonté de l'homme mais de son contraire qui est la mort. En pesant bien les mots, il s'agit uniquement d'une question de chance. Il faut savoir y consentir. Vingt ans de vie et d'expériences ne se remplaceront plus jamais. »

Extrait n°6, L'homme absurde (p101 à 102)

«  [...] Là encore, il y a plusieurs façons de se suicider dont l'une est le don total et l'oubli de sa propre personne. Don Juan, autant qu'un autre, sait que cela peut être émouvant. Mais il est un des seuls à savoir que l'important n'est pas là. Il le sait aussi bien : ceux qu'un grand amour détourne de toute vie personnelle s'enrichissent peut-être, mais appauvrissent à coup sûr ceux que leur amour a choisis. Une mère, une femme passionnée, ont nécessairement le coeur sec, car il est détourné du monde. Un seul sentiment, un seul être, un seul visage, mais tout est dévoré. C'est un autre amour qui ébranle Don Juan, et celui-là est libérateur. Il apporte avec lui tous les visages du monde et son frémissement vient de ce qu'il se connaît périssable. Don Juan a choisi d'être rien.
    Il s'agit pour lui de voir clair. Nous n'appelons amour ce qui nous lie à certains êtres que par référence à une façon de voir collective et dont les livres et les légendes sont responsables. Mais de l'amour, je ne connais que ce mélange de désir, de tendresse et d'intelligence qui me lie à tel être. Ce composé n'est pas le même pour tel autre. Je n'ai pas le droit de recouvrir toutes ces expériences du même nom. Cela dispense de les mener des mêmes gestes. L'homme absurde multiplie encore ici ce qu'il ne peut unifier. Ainsi découvre-t-il une nouvelle façon d'être qui le libère au moins autant qu'elle libère ceux qui l'approchent. Il n'y a d'amour généreux que celui qui se sait en même temps passager et singulier. Ce sont toutes ces morts et toutes ces renaissances qui font pour Don Juan la gerbe de sa vie. C'est la façon qu'il a de donner et de faire vivre. Je vous laisse à juger si l'on peut parler d'égoïsme. »

Extrait n°7, L'homme absurde (p115)

«  Non, dit le conquérant, ne croyez pas que pour aimer l'action, il m'ait fallu désapprendre à penser. Je puis parfaitement au contraire définir ce que je crois. Car je le crois avec force et je le vois d'une vue certaine et claire. Méfiez-vous de ceux qui disent : Ceci, je le sais trop pour pouvoir l'exprimer. Car s'ils ne le peuvent, c'est qu'ils ne le savent pas ou que, par paresse, ils se sont arrêtés à l'écorce.
    Je n'ai pas beaucoup d'opinions. A la fin d'une vie, l'homme s'aperçoit qu'il a passé des années à s'assurer d'une seule vérité. Mais une seule, si elle est évidente, suffit à la conduite d'une existence. [...] »

Extrait n°8, L'homme absurde (p119 à 120)

«  Oui l'homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. S'il veut être quelque chose, c'est dans cette vie. Maintenant, je le sais de reste. Les conquérants parlent quelquefois de vaincre et surmonter. Mais c'est toujours « se surmonter » qu'ils entendent. Vous savez bien ce que cela veut dire. Tout homme s'est senti l'égal d'un dieu à certains moments. C'est ainsi du moins qu'on le dit. Mais cela vient de ce que, dans un éclair, il a senti l'étonnante grandeur de l'esprit humain. Les conquérants sont seulement ceux d'entre les hommes qui sentent assez leur force pour être sûrs de vivre constamment à ces hauteurs et dans la pleine conscience de cette grandeur. C'est une question d'arithmétique, de plus ou de moins. Les conquérants peuvent le plus. Mais ils ne peuvent pas plus que l'homme lui-même, quand il le veut. C'est pourquoi ils ne quittent jamais le creuset humain, plongeant au plus brûlant dans l'âme des révolutions.
   Ils y trouvent la créature mutilée, mais ils y rencontrent aussi les seules valeurs qu'ils aiment et qu'ils admirent, l'homme et son silence. C'est à la fois leur dénuement et leur richesse. Il n'y a qu'un seul luxe pour eux c'est celui des relations humaines. Comment ne pas comprendre que dans cet univers vulnérable, tout ce qui est humain et n'est que cela prend un sens plus brûlant ? Visages tendus, fraternité menacée, amitié si forte et si pudique des hommes entre eux, ce sont les vraies richesses puisqu'elles sont périssables. C'est au milieu d'elles que l'esprit sent le mieux ces pouvoirs et ses limites. C'est-à-dire son efficacité. Quelques uns ont parlé de génie. Mais le génie, c'est bien vite dit, je préfère l'intelligence. Il faut dire qu'elle peut être alors magnifique. Elle éclaire ce désert et le domine. Elle connaît ses servitudes et les illustre. Elle mourra en même temps que ce corps. Mais le savoir, voilà la liberté. »

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