Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Camus and co
22 août 2010

GIDE - LES NOURRITURES TERRESTRES

Œuvre publiée en 1897 (Folio) - suivi de Les nouvelles nourritures.

Extrait n°1

«  L'aigle se grise de son vol. Le rossignol s'enivre des nuits d'été. La plaine tremble de chaleur. Nathanaël, que toute émotion sache te devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te grise pas, c'est que tu n'avais pas assez faim.
   Chaque action parfaite s'accompagne de volupté. A cela tu connais que tu devais la faire. Je n'aime point ceux qui se font un mérite d'avoir péniblement oeuvré. Car si c'était pénible, ils auraient mieux fait de faire autre chose. La joie que l'on y trouve est signe de l'appropriation du travail et la sincérité de mon plaisir, Nathanaël, m'est le plus important des guides. » (p38)

Extrait n°2


«  Seul, je goûtais la violente joie de l'orgueil. J'aimais me lever avant l'aube ; j'appelais le soleil sur les chaumes ; le chant de l'alouette était ma fantaisie et la rosée était ma lotion d'aurore. Je me plaisais à d'excessives frugalités, mangeant si peu que ma tête en était légère et que toute sensation me devenait une sorte d'ivresse. J'ai bu bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand matin ce vacillement de la plaine, avant que, le soleil venu, je ne dorme au creux d'une meule.
   Le pain que j'emportais avec moi, je le gardais parfois jusqu'à la demi-défaillance ; alors il me semblait sentir moins étrangement la nature et qu'elle me pénétrait mieux ; c'était un afflux du dehors ; par tous mes sens ouverts j'accueillais sa présence ; tout, en moi, s'y trouvait convié. » (p68)

Extrait n°3

«  Départs horribles dans la demi-clarté d'avant l'aube. Grelottement de l'âme et de la chair. Vertige. On cherche ce qu'on pourrait bien emporter encore. _ Qu'aimes-tu tant dans les départs, Ménalque ? Il répondit : _ l'avant goût de la mort.
   Non certes ce n'est pas tant de voir autre chose que me séparer de tout ce qui ne m'est pas indispensable. Ah ! De combien de choses, Nathanaël, on aurait encore pu se passer ! Âmes jamais suffisamment dénuées pour être enfin suffisamment emplies d'amour _ d'amour, d'attente et d'espérance, qui sont nos seules vraies possessions.
   Ah ! Tous ces lieux où l'on aurait tout aussi bien pu vivre ! Lieux où foisonnerait le bonheur. Fermes laborieuses ; travaux inestimables des champs ; fatigue ; immense sérénité du sommeil ...
   Partons ! Et ne nous arrêtons que n'importe où ! ... » (p95)

Extrait n°4

«  Certes oui ! Ténébreuse fut ma jeunesse ;
   Je m'en repens.
   Je ne goûtais pas le sel de la terre
   Ni celui de la grande mer salée.
   Je croyais que j'étais le sel de la terre
   Et j'avais peur de perdre ma saveur.
   Le sel de la mer ne perd point sa saveur ; mais mes lèvres sont déjà vieilles pour la sentir. Ah ! Que n'ai-je respiré l'air marin quand mon âme en était avide ? Quel vin va suffire à présent à me griser ?
   Nathanaël, ah ! Satisfais ta joie quand ton âme en est souriante _ et ton désir d'amour quand tes lèvres sont encore belles à baiser, et quand ton étreinte est joyeuse.
   Car tu penseras, tu diras : _ Les fruits étaient là ; leur poids courbait, lassait déjà les branches ; _ Ma bouche était là et elle était pleine de désirs ; _ Mais ma bouche est restée fermée et mes mains n'ont pu se tendre parce qu'elles étaient jointes pour la prière ; _ Et mon âme et ma chair sont restées désespérément assoiffées _ L'heure est désespérément passée. » (p152)

Extrait n°5

«  Nathanaël, à présent, jette mon livre. Émancipe-t'en. Quitte-moi. Quitte-moi ; maintenant tu m'importunes ; tu me retiens ; l'amour que je me suis surfait pour toi m'occupe trop. Je suis las de feindre d'éduquer quelqu'un. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi ? _ C'est parce que tu diffères de moi que je t'aime ; je n'aime en toi que ce qui diffère de moi. Éduquer ! Qui donc éduquerais-je, que moi-même ? Nathanaël, te le dirais-je ? Je me suis interminablement éduqué. Je continue. Je ne m'estime jamais que dans ce que je pourrais faire.
   Nathanaël, jette mon livre ; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n'aurais pas de faim pour les manger ; si je préparais ton lit, tu n'aurais pas de sommeil pour y dormir.
   Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n'est là qu'une des milles postures possibles en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu'un autre aurait fait aussi bien que toi, ne le fais pas. Ce qu'un autre aurait dit aussi bien que toi, ne le dis pas, _ aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu sens qui n'est nulle part ailleurs qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. » (p164)

Extrait n°6

«  Connais-toi toi même. Maxime aussi pernicieuse que laide. Quiconque s'observe arrête son développement. La chenille qui chercherait à bien se connaître ne deviendrait jamais papillon.

                                                                                              ***

   Je sens bien, à travers ma diversité, une constance ; ce que je sens divers c'est toujours moi. Mais précisément parce que je sais et sens qu'elle existe, cette constance, pourquoi chercher à l'obtenir ? Je me suis tout au long de ma vie, refusé de chercher à me connaître ; c'est-à-dire : refusé de me chercher. Il m'a paru que cette recherche, ou plus exactement sa réussite, entraînait quelque limitation et appauvrissement de l'être, ou que seules arrivaient à se trouver et se comprendre quelques personnalités assez pauvres et limitées ; ou plus encore : que cette connaissance que l'on prenait de soi limitait l'être, son développement ; car tel que l'on s'était trouvé l'on restait soucieux de ressembler ensuite à soi-même, et que mieux valait protéger sans cesse l'expectative, un perpétuel insaisissable devenir. L'inconséquence me déplaît moins que certaine conséquence résolue, que certaine volonté de demeurer fidèle à soi-même et que la crainte de se couper. Je crois du reste que cette inconséquence n'est qu'apparente et qu'elle répond à quelque continuité plus cachée. Je crois aussi qu'ici, comme partout, les phrases nous trompent, car le langage nous impose plus de logique qu'il n'en est souvent dans la vie ; et que le plus précieux de nous même est ce qui reste informulé. » (p223)

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 32 498
Publicité