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Camus and co
24 août 2010

GUITRY - MEMOIRES D'UN TRICHEUR

Roman publié en 1935 (Livre de Poche).

Extrait n°1

«  Du jour au lendemain, un plat de champignons me laissa seul au monde.
   Seul, car j'avais volé huit sous dans le tiroir-caisse pour m'acheter des billes _ et mon père en courroux s'était écrié: Puisque tu as volé, tu seras privé de champignons!
   Ces végétaux mortels, c'était le sourd-muet qui les avaient cueillis _ et ce soir-là, il y avait onze cadavres à la maison.
   Qui n'a pas vu onze cadavres à la fois ne peut pas se faire une idée du nombre de cadavres que cela fait.
   Il y en avait partout. [...]
   Le jour de l'enterrement, derrière ces onze cercueils, que je suivais, la tête basse et les yeux secs, je me demandais si le fait d'avoir été miraculeusement épargné ne me donnait pas l'air un peu d'avoir assassiné tout ce monde _ cependant que, dans mon dos, l'on chuchotait : Savez-vous pourquoi le petit n'est pas mort?... Parce qu'il a volé!
   Oui, j'étais vivant parce que j'avais volé. De là à en conclure que les autres étaient morts parce qu'ils étaient honnêtes... » (p20)

Extrait n°2

«  Être riche, encore une fois, ce n'est pas avoir de l'argent _ c'est en dépenser.
   L'argent n'a de valeur que quand il sort de votre poche. Il n'en a pas quand il rentre. A quoi peut-il servir quand vous l'avez sur vous! Pour qu'une pièce de cinq francs vaille cent sous, il faut la dépenser, sinon sa valeur est fictive.
   L'argent-métal, c'est magnifique. Une soupière d'argent, ça vaut de l'or! Mais qu'est ce que vaut une pièce d'or? Un peu d'argent.
   Quand un homme riche apprend que telle affaire qu'il vient de conclure lui rapportera deux cent mille francs, il n'en est digne à mon avis, que si cette somme prend instantanément pour lui, selon ses goûts, la forme d'un bijou pour la femme qu'il aime, d'un tableau qu'il désire ou d'une automobile.
   Et je dois dire en outre que s'il n'y avait pas des gens trop riches, il y aurait, à mon sens, bien plus de pauvres sur la terre.
   Et, si j'étais le gouvernement, comme dit ma concierge, c'est sur les signes extérieurs de feinte pauvreté, que je taxerais impitoyablement les personnes qui ne dépensent pas leurs revenus.
   Je sais des gens qui possèdent sept ou huit cent mille livres de rentes et qui n'en dépensent pas le quart. Je les considère d'abord comme des imbéciles et un peu comme des malhonnêtes gens aussi. Le chèque sans provision est une opération bancaire prévue au Code d'Instruction criminelle, et c'est justice qu'il soit sévèrement puni. Je serais volontiers partisan d'une identique sévérité à l'égard des provisions sans chèques. L'homme qui thésaurise brise la cadence de la vie en interrompant la circulation monétaire. Il n'en a pas le droit. » (p41)

Extrait n°3

«  Si l'on me demandait aujourd'hui brusquement ce que c'est que Paris, je répondrais tout de suite : C'est la capitale de la France et c'est la plus belle ville du monde.
   Puis je réfléchirais _ et j'ajouterais : C'est autre chose également. Et c'est autre chose en plus.
   Et j'essaierais de l'expliquer.
   Je dirais : Toutes les villes ont un coeur, et ce coeur qu'on appelle le coeur d'une ville, c'est l'endroit où son sang afflue, ou sa vie se manifeste intensément, où sa fièvre se déclare, sorte de carrefour où toutes ses artères paraissent aboutir. Mais le coeur de Paris a ceci de particulier, c'est que chacun le place où il l'entend. Chacun a son Paris dans Paris. Le mien commence à l'Arc de Triomphe et se termine Place de la République _ en passant par les Champs-Elysées, la rue royale et les Grands Boulevards. le boulevard Haussmann le limite à sa droite et la Seine à sa gauche. Passy, La Villette, Grenelle, Montmartre, dont on dit que ce sont des quartiers de Paris, pour moi sont des petites villes _ avec leur physionomie, leurs habitudes, leurs coutumes, et souvent aussi leur accent. [...] Être Parisien, ce n'est ni un fonction, ni un état, ni un métier _ et cependant c'est tout cela. C'est unique et c'est inestimable _ et ce n'est d'ailleurs pas à vendre. On en est, ou on n'en est pas. Et ceux qui n'en sont pas se demandent chaque matin ce qu'ils pourraient bien faire pour en être _ et ceux-là n'en seront jamais! Car, être de Paris, ce n'est ni une question de volonté, ni une question de fortune. Ce n'est même pas une question de valeur. C'est un indéfinissable mélange d'esprit, de goût, de snobisme, de jobardise, de bravoure et d'amoralité. On ne doit pas savoir au juste pourquoi on en est _ et l'on doit seulement savoir pourquoi les autres n'en sont pas. » (p58)

Extrait n°4

«  A vingt et un ans, je suis appelé sous les drapeaux.
   On me verse dans l'artillerie et je fais trois ans de service à Angoulême.
   Ce n'est pas vilain, Angoulême _ mais, Angoulême pendant trois ans, c'est trop.
   Et qu'on ne vienne surtout pas me dire qu'on peut mourir d'ennui. Ce n'est pas vrai. Si l'on pouvait mourir d'ennui, je serais mort à Angoulême.
   Le temps s'écoulait goutte à goutte, comme s'écoule le temps perdu _ et je me revois, triste et désœuvré, déambulant dans des rues montantes, dans seulement des rues montantes. Pourtant, ces rues, puisque je les avais montées, je les redescendais. Sans doute. Mais, dans mon souvenir, je me vois toujours les montant. » (p99)

Extrait n°5

«  Être croupier ce n'est pas une sinécure, c'est une véritable profession _ et qu'on ne s'imagine pas que la chose soit si facile.
   La manipulation des billes et du cylindre demande un doigté justement que l'on acquiert pas sans beaucoup de travail. Et quant au paiement des masses gagnantes, il exige une diligence, une infaillibilité, une adresse même dont je ne suis pas éloigné de croire qu'elles sont héréditaires dans la Principauté.  [...]
   Il y a deux façons, toujours, d'exercer son métier : avec ou sans plaisir. Or si l'on veut considérer que l'on n'est pas une machine à calculer, mais bien un serviteur sensible du Destin, tout change.
   Impuissant, certes, à contrecarrer ses mystérieux desseins, il vous est cependant loisible de prendre un intérêt très vif aux péripéties d'une partie qui n'est pas constamment favorable au banquier.
   Vainqueur, il l'est toujours à la longue, bien entendu, mais on le voit en mauvaise posture plus souvent qu'on ne croit.
   On l'y verrait plus fréquemment encore si les joueurs, se fiant à leur chance, n'opposant pas sans cesse aux décisions déjà prises par le hasard une résistance fondée sur des probabilités arbitraires dont le Sort doit sourire.
   En un mot si les gens jouaient réellement au hasard, ils courraient des risques moins grands.
   Mais, là, ainsi que dans le reste de la vie, c'est leur vanité qui les mène et qui cause ordinairement leur malheur.
   Puisque le banquier, lui, joue toujours au hasard, et puisqu'il finit toujours pas gagner, pourquoi ne prennent-ils pas modèle sur lui! » (p106)

Extrait n°6

«  Il y a cent façons de tricher mais il n'y a guère que trois sortes de tricheurs.
   Tout d'abord, il y a le joueur qui triche _ qui ne triche que parce qu'il joue. Qui le fait sans méthode, sans préméditation, d'une manière presque inconsciente, involontaire et dont on sent très bien qu'il est parfaitement honnête en dehors du jeu.
   Il y a l'homme qui joue incorrectement parce qu'il est incorrect d'un bout à l'autre de la vie _ et qui doit penser que ce n'est pas vraiment le moment de cesser de l'être!
   Enfin il y a le tricheur de profession, conscient et organisé. » (p132)

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