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Camus and co
20 août 2010

CAMUS - LA PESTE

Roman publié en 1947.

Extrait n°1 (p72)

«  A ce moment, l'effondrement de leur courage, de leur volonté et de leur patience était si brusque qu'il leur semblait qu'ils ne pourraient plus jamais remonter de ce trou. Ils s'astreignaient pas conséquent à ne penser jamais au terme de leur délivrance, à ne plus se tourner vers l'avenir et à toujours garder, pour ainsi dire, les yeux baissés. Mais naturellement, cette prudence, cette façon de ruser avec la douleur, de fermer leur garde pour refuser le combat étaient mal récompensées. En même temps qu'ils évitaient cet effondrement dont ils ne voulaient à aucun prix, ils se privaient en effet de ces moments, en somme assez fréquents, où ils pouvaient oublier la peste dans les images de leur réunion à venir. Et par là, échoués à mi-distance de ces abîmes et de ces sommets, ils flottaient plutôt qu'ils ne vivaient, abandonnés à des jours sans direction et à des souvenirs stériles, ombres errantes qui n'auraient pu prendre force qu'en acceptant de s'enraciner dans la terre de leur douleur.
   Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien. Ce passé même auquel ils réfléchissaient sans cesse n'avait que le goût du regret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout ce qu'ils déploraient de n'avoir pas fait quand ils pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu'ils attendaient _ de même qu'à toutes les circonstances, même relativement heureuses, de leurs vie de prisonniers, ils mêlaient l'absent, et ce qu'ils étaient alors ne pouvait les satisfaire. Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d'avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaines font vivre derrière des barreaux. Pour finir, le seul moyen d'échapper à ces vacances insupportables était de faire marcher à nouveau les trains par l'imagination et de remplir les heures avec les carillons répétés d'une sonnette pourtant obstinément silencieuse. »

Extrait n°2 (p235)

«  Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l'Enfer que celle de l'Evangile. Les boutiques vides et privées de lumière, les chocolats factices ou les boites vides dans les vitrines, les tramways chargés de figures sombres, rien ne rappelait les Noël passés. Dans cette fête où tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n'y avait plus de place que pour les quelques réjouissances solitaires et honteuses que des privilégiés se procuraient à prix d'or, au fond d'une arrière boutique crasseuse. Les églises étaient emplies de plaintes plutôt que d'actions de grâces. Dans la ville morne et gelée, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçaient. Mais personne n'osait leur annoncer le dieu d'autrefois, chargé d'offrandes, vieux comme le peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir. Il n'y avait plus de place dans le coeur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même qui empêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n'est qu'une simple obstination à vivre. »

Extrait n°3 (p254)

«   Rentré chez lui, Tarrou rapportait cette scène et aussitôt (l'écriture le prouvait assez) notait sa fatigue. Il ajoutait qu'il avait encore beaucoup à faire, mais que ce n'était pas une raison pour ne pas se sentir prêt, et se demandait si, justement, il était prêt. Il répondait pour finir, et c'est ici que les carnets de Tarrou se terminent, qu'il y avait toujours une heure de la journée et de la nuit où un homme était lâche et qu'il n'avait peur que de cette heure là. »

Extrait n°4 (p266)

«  Les passionnés, en effet, étaient livrés à leur idée fixe. Une seule chose avait changé pour eux : ce temps que, pendant les mois de leur exil, ils auraient voulu pousser pour qu'il se pressât, qu'ils s'acharnaient à précipiter encore, alors qu'ils se trouvaient déjà en vue de notre ville, ils souhaitèrent le ralentir au contraire et le tenir suspendu, dès que le train commença de freiner avant l'arrêt. Le sentiment, à la fois vague et aigu en eux, de tous ces mois de vie perdus pour leur amour, leur faisait confusément exiger une sorte de compensation par laquelle le temps de la joie aurait coulé deux fois moins vite que celui de l'attente. Et ceux qui les attendaient dans une chambre ou sur le quai, comme Rambert, dont la femme, prévenue depuis des semaines, avait fait ce qu'il fallait pour arriver, étaient dans la même impatience et le même désarroi. Car cet amour ou cette tendresse que les mois de peste avaient réduits à l'abstraction, Rambert attendait, dans un tremblement, de les confronter à l'être de chair qui en avait été le support.
   Il aurait souhaité redevenir celui qui, au début de l'épidémie, voulait courir d'un seul élan hors de la ville et s'élancer à la rencontre de celle qu'il aimait. Mais il savait que cela n'était plus possible. Il avait changé, la peste avait mis en lui une distraction que, de toutes ses forces, il essayait de nier, et qui, cependant, continuait en lui comme une sourde angoisse. Dans un sens, il avait le sentiment que la peste avait fini trop brutalement, il n'avait pas sa présence d'esprit. Le bonheur arrivait à toute allure, l'évènement allait plus vite que l'attente. Rambert comprenait que tout lui serait rendu d'un coup et que la joie est une brûlure qui ne se savoure pas. »

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