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Camus and co
22 août 2010

SAINT-EXUPERY - TERRE DES HOMMES

Œuvre parue en 1939 (récompensée par le grand prix du roman de l'académie française)

Chapitre 2 - Les camarades

«  Telle est la morale que Mermoz et d'autres nous ont enseignée. La grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir les hommes : il n'est qu'un luxe véritable, et c'est celui des relations humaines.
   En travaillant pour les seuls biens matériels, nous bâtissons nous-mêmes notre prison. Nous nous enfermons solitaires, avec notre monnaie de cendre qui ne procure rien qui vaille de vivre.
   Si je cherche dans mes souvenirs ceux qui m'ont laissé un goût durable, si je fais le bilan des heures qui ont compté, à coup sûr je retrouve celles que nulle fortune ne m'eût procurées. On n'achète pas l'amitié d'un Mermoz, d'un compagnon que les épreuves vécues ensemble ont lié à nous pour toujours. [...]
   Cet aspect neuf du monde après l'étape difficile, ces arbres, ces fleurs, ces femmes, ces sourires fraîchement colorés par la vie qui vient de nous être rendue à l'aube, ce concert des choses qui nous récompensent, l'argent ne les achètent pas. » (p36)

Chapitre 4 - L'avion et la planète

Extrait n°1

«  J'ai atterri dans la douceur du soir. Punta Arenas ! Je m'adosse contre une fontaine et regarde les jeunes filles. A deux pas de leur grâce, je sens mieux encore le mystère humain. Dans un monde où la vie rejoint si bien la vie, où les fleurs dans le lit même du vent se mêlent aux fleurs, où le cygne connaît tous les cygnes, les hommes seuls bâtissent leur solitude.
   Quel espace réserve entre eux leur part spirituelle ! Un songe de jeune fille l'isole de moi, comment l'y joindre ?  Que connaître d'une jeune fille qui rentre chez elle à pas lents, les yeux baissés, se souriant à elle-même, et déjà pleine d'inventions et de mensonges adorables ? Elle a pu, des pensées, de la voix et des silences d'un amant, se former un Royaume, et dès lors il n'est plus pour elle, en dehors de lui, que des barbares. Mieux que dans une autre planête, je la sens enfermée dans son secret, dans ses coutumes, dans les échos chantants de sa mémoire. Née hier des volcans, de pelouses ou de la saumure des mers, la voici déjà à demi divine.
   Punta Arenas ! Je m'adosse contre une fontaine. Des vieilles viennent y puiser ; de leur drame je ne connaîtrais que ce mouvement de servantes. Un enfant, la nuque au mur, pleure en silence ; il ne subsistera de lui, dans mon souvenir, qu'un bel enfant à jamais inconsolable. Je suis un étranger. Je ne sais rien. Je n'entre pas dans leurs Empires.» (p59)

Extrait n°2

« Et je méditai sur ma condition, perdu dans le désert et menacé, nu entre le sable et les étoiles, éloigné des pôles de ma vie par trop de silence. [...] Ici, je ne possédais plus rien au monde. Je n'étais rien qu'un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer ...
   Et cependant, je me découvris plein de songes.
   Ils me vinrent sans bruit, comme des eaux de source, et je ne compris pas, tout d'abord, la douceur qui m'envahissait. Il n'y eut point de voix, ni d'images, mais le sentiment d'une présence, d'une amitié très proche et déjà à demi devinée. Puis, je compris et m'abandonnai, les yeux fermés, aux enchantements de ma mémoire.
   Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j'aimais. Peu importait qu'elle fût éloignée ou proche, qu'elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair ni m'abriter, réduite ici au rôle de songe : il suffisait qu'elle existât pour remplir ma nuit de sa présence. Je n'étais plus ce corps échoué sur une grève, je m'orientais, j'étais l'enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l'avaient animée. Et jusqu'au chant des grenouilles dans les mares qui venaient ici me rejoindre. J'avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences, où les grenouilles mêmes se taisaient. » (p65)

Chapitre 6 - Dans le désert

Extrait n°1

«  Je sors encore et je regarde : tout est pur. Une falaise qui borde le terrain tranche sur le ciel comme s'il faisait jour. Sur le désert règne un grand silence de maison en ordre. Mais voici qu'un papillon vert et deux libellules cognent ma lampe. Et j'éprouve de nouveau un sentiment sourd, qui est peut-être de la joie, peut-être de la crainte, mais qui vient du fond de moi-même, encore très obscur, qui, à peine, s'annonce. Quelqu'un me parle de très loin. Est-ce cela l'instinct ? Je sors encore : le vent est tout à fait tombé. Il fait toujours frais. Mais j'ai reçu un avertissement. Je devine, je crois deviner ce que j'attends : ai-je raison ? Ni le ciel ni le sable ne m'ont fait aucun signe, mais deux libellules m'ont parlé, et un papillon vert.
   Je monte sur une dune et m'assois face à l'est. Si j'ai raison "ça" ne va pas tarder longtemps. Que chercheraient-elles ici, ces libellules, à des centaines de kilomètres des oasis de l'intérieur ?
   De faibles débris charriés aux plages prouvent qu'un cyclone sévit en mer. Ainsi ces insectes me montrent qu'une tempête de sable est en marche ; une tempête d'est, et qui a dévasté les palmeraies lointaines de leurs papillons verts. Son écume déjà m'a touché. Et solennel, puisqu'il contient une tempête, le vent d'est monte. C'est à peine si m'atteint son faible soupir. Je suis la borne extrême que lèche la vague. A vingt mètres derrière moi, aucune toile n'eût remué. Sa brûlure m'a enveloppé une fois, une seule, d'une caresse qui semblait morte. Mais je sais bien, pendant les secondes qui suivent, que le Sahara reprend son souffle et va pousser son second soupir. Et qu'avant trois minutes la manche à air de notre hangar va s'émouvoir. Et qu'avant dix minutes le sable remplira le ciel. Tout à l'heure nous décollerons dans ce feu, ce retour de flammes du désert.
   Mais ce n'est pas ça qui m'émeut. Ce qui me remplit d'une joie barbare, c'est d'avoir compris à demi-mot un langage secret, c'est d'avoir flairé une trace comme un primitif, en qui tout l'avenir s'annonce par de faibles rumeurs, c'est d'avoir lu cette colère aux battements d'ailes d'une libellule. » (p84)

Extrait n°2

«  Sous la brûlure du jour, marcher vers la nuit, et sous la glace des étoiles nues souhaiter la brûlure du jour. Heureux les pays du Nord auxquels les saisons composent, l'été, une légende de neige, l'hiver, une légende de soleil, tristes tropiques où dans l'étuve rien ne change beaucoup, mais heureux aussi ce Sahara où le jour et la nuit balancent si simplement les hommes d'une espérance à l'autre. » (p98)

Extrait n°3

«  Le premier que je rencontrais, je ne l'entendis pas gémir : mais il n'avait pas contre qui gémir. Je devinais en lui une sorte d'obscur consentement, celui du montagnard perdu, à bout de forces, et qui se couche dans la neige, s'enveloppe dans ses rêves et dans la neige. Ce ne fût pas sa souffrance qui me tourmenta. Je n'y croyais guère. Mais, dans la mort d'un homme, un monde inconnu meurt, et je me demandais qu'elles étaient les images qui sombraient en lui. Quelles plantations du Sénégal, quelles villes blanches du Sud-Marocain s'enfonçaient peu à peu dans l'oubli. Je ne pouvais connaître si, dans cette masse noire, s'éteignaient simplement des soucis misérables : le thé à préparer, les bêtes à conduire au puits... si s'endormait une âme d'esclave, ou si, ressuscité par une remontée de souvenirs, l'homme mourait dans sa grandeur. [...] Je ne savais quelle part du monde se défaisait dans l'homme pendant le gigantesque sommeil des derniers jours, se défaisait dans cette conscience et cette chair qui, peu à peu, redevenaient nuit et racine. » (p100)

Extrait n°4

«  Il possédait, puisqu'il était libre, les biens essentiels, le droit de se faire aimer, de marcher vers le nord ou le sud et de gagner son pain par son travail. A quoi bon cet argent ... Alors qu'il éprouvait, comme une faim profonde, le besoin d'être un homme parmi les hommes, lié aux hommes. Les danseuses d'Agadir s'étaient montrées tendres pour le vieux Bark, mais il avait pris congé d'elles sans effort, comme il était venu ; elles n'avaient pas besoin de lui. Ce serveur de l'échoppe arabe, ces passants dans la rue, tous respectaient en lui l'homme libre, partageait avec lui leur soleil à égalité, mais aucun n'avait montré non plus qu'il eu besoin de lui. Il était libre, mais infiniment, jusqu'à ne plus se sentir peser sur terre. Il lui manquait ce poids des relations humaines qui entrave la marche, ces larmes, ces adieux, ces reproches, ces joies, tout ce qu'un homme caresse ou déchire chaque fois qu'il ébauche un geste, ces mille liens qui l'attachent aux autres, et le rendent lourd. » (p107)

Chapitre 7 - Au centre du désert

Extrait n°1

«  C'est un étrange renversement des rôles, mais j'ai toujours pensé qu'il en était ainsi. Cependant j'avais besoin de Prévot pour en être tout à fait assuré. Eh bien, Prévot ne connaîtra point non plus cette angoisse devant la mort dont on nous rebat les oreilles. Mais il est quelque chose qu'il ne supporte pas, ni moi non plus.
   Ah ! J'accepte bien de m'endormir, de m'endormir ou pour la nuit ou pour des siècles. Si je m'endors je ne sais point la différence. Et puis quelle paix ! Mais ces cris que l'on va pousser là-bas, ces grandes flammes de désespoir... je n'en supporte pas l'image. Je ne puis croiser les bras devant ces naufrages ! Chaque seconde de silence assassine un peu ceux que j'aime. Et une grande rage chemine en moi : pourquoi ces chaînes qui m'empêchent d'arriver à temps et de secourir ceux qui sombrent ? Pourquoi notre incendie ne porte-t-il pas notre cri au bout du monde ? Patience ! ... Nous arrivons ! ... Nous arrivons ! ... Nous sommes les sauveteurs ! » (p131)

Extrait n°2

«  L'Arabe nous a simplement regardé. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous sommes étendus. Il n'y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions... Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d'archange.
   Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine comme des veaux. Le bédouin s'en effraie et nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais dès qu'il nous lâche, nous replongeons tout notre visage dans l'eau.
   L'eau !
   Eau, tu n'as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n'es pas nécessaire à la vie : tu es la vie. Tu nous pénètres d'un plaisir qui ne s'explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce s'ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur. » (p158)

Extrait n°3

«  Quand à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t'effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrais jamais de ton visage. Tu es l'Homme et tu m'apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous a jamais dévisagés et déjà tu nous a reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes.
   Tu m'apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand seigneur qui a le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n'ai plus un seul ennemi au monde. » (p159)

Chapitre 8 - Les Hommes

Extrait n°1

«  L'essentiel, nous ne savons pas le prévoir. Chacun de nous a connu les joies les plus chaudes là où rien ne les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie que nous regrettons jusqu'à nos misères, si nos misères les ont permises. Nous avons tous goûté, en retrouvant des camarades, l'enchantement des mauvais souvenirs.
   Que savons-nous, sinon qu'il est des conditions inconnues qui nous fertilisent ? Où loge la vérité de l'homme ?
   La vérité, ce n'est point ce qui se démontre. Si dans ce terrain, et non dans un autre, les orangers développent de solides racines et se chargent de fruits, ce terrain-là c'est la vérité des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette échelle de valeur, si cette forme d'activité et non telles autres, favorisent dans l'homme cette plénitude, délivrent en lui un grand seigneur qui s'ignorait, c'est que cette échelle de valeur, cette culture, cette forme d'activité, sont la vérité de l'homme. La logique ? Qu'elle se débrouille pour rendre compte de la vie. » (p161)

Extrait n°2

«  Nous voulons être délivrés. Celui qui donne un coup de pioche veut connaître un sens à son coup de pioche. Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le bagnard, n'est point le même que le coup de pioche du prospecteur, qui grandit le prospecteur. Le bagne ne réside point où les coups de pioche sont donnés. Il n'est pas d'horreur matérielle. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui n'ont pas de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes.
   Et nous voulons nous évader du bagne. » (p175)

Extrait n°3

«  Je m'assis en face d'un couple. Entre l'homme et la femme, l'enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m'apparut sous la veilleuse. Ah ! Quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchais sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes de légendes n'étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s'émeuvent. On isole la rose, on la favorise. Mais il n'est point de jardinier pour les hommes. [...] Mozart est condamné.
   Et je regagnais mon wagon. Je me disais : ces gens ne souffrent guère de leur sort. Et ce n'est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s'agit point de s'attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C'est quelque chose comme l'espèce humaine et non l'individu qui est blessé ici, qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente c'est le point de vue du jardinier. Ce qui me tourmente, ce n'est point cette misère, dans laquelle, après tout, on s'installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d'orientaux vivent dans la crasse et s'y plaisent. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point. Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C'est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. » (p184)

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