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Camus and co
22 août 2010

KIPLING - LA LUMIERE QUI S'ETEINT

Roman publié en 1890 (Livre de Poche).

Extrait n°1


«  - Oui! s'écria Dick d'un ton délibéré; oui, j'aime le succès, j'aime les compliments, j'aime le plaisir et, pardessus tout, j'aime l'argent. Ce qui fait que j'apprécie les gens qui me procurent tout cela. Je conviens, par exemple, que ce sont de drôles de corps tout de même!
    - Ne dites donc pas de mal d'eux, puisque vous profitez de leurs travers! J'imagine que cette sensationnelle exposition de vos oeuvres a dû vous rapporter gros, hein? Avez-vous su que les journaux l'ont appelée une parade sauvage?
    - Que m'importe! J'ai vendu tout ce que j'ai voulu, tout, jusqu'au dernier pouce de toile. Je crois, ma parole, que messieurs les connaisseurs me prennent pour un artiste qui s'est fait tout seul, pour une espèce de barbouilleur du trottoir! L'autre jour, un des ces bonshommes étonnants m'a soutenu que les ombres sur le sable blanc ne peuvent être bleues... bleu d'outre-mer comme je les ai peintes et comme elles sont! Il est vrai que cet observateur, je m'en suis aperçu bien vite, n'a jamais vu d'autre plage que celle de Brighton. Ca ne l'empêchait pas de disserter sur l'art. Il m'a fait un cours, s'il vous plaît, et m'a engagé fermement à étudier la technique. Ah, si le vieux Kami l'avait entendu!
    - Ah! çà, vous avez travaillé chez Kami, vous? Quand?
   - A Paris, pendant deux ans. Il enseignait comme par suggestion, sans jamais rien indiquer par des mots. La seule explication qu'il donnât, c'était : Continuez, mes enfants! A vous de vous débrouiller, après cela, comme vous pouviez! Par exemple, il avait un coup de pinceau divin, et en voilà un qui comprenait la couleur. Il la rêvait; il la voyait...
    - A propos de couleurs, interrompit Torpenhow, vous rappelez-vous les effets étonnants que nous avons vus au Soudan?
    - Taisez-vous! fit Dick, tout remué par l'évocation de ce souvenir. Vous me donneriez l'envie d'y retourner tout de suite. Quels tons là-bas! De l'opale et de la terre d'ombre, de l'ambre et du rubis et du rouge brique, et du soufre... du beau jaune soufre, comme la crête d'un cacatoès! Et puis, à côté de cela, des fonds bruns, avec des rochers noirs presque noirs, tranchant sur le tout, _ et une frise décorative de chameaux, dessinant un feston, sur un ciel pâle et pur de turquoise!
    Il se leva et se mit à marcher dans l'atelier.
    - ... Et bien, si j'essayais de rendre cela, tel que Dieu l'a fait, et de le traduire aux yeux, avec tout le talent possible...
    - Charmante modestie! ... Continuez.
    - ... Une demi-douzaine de nigauds des deux sexes prétendraient que ça n'existe pas, qu'en tout cas ce n'est pas de l'art. » (p49)

Extrait n°2

«  Cependant Dick s'était instinctivement dirigé du côté de l'eau courante, pour chercher une inspiration. Accoudé au parapet de l'Embankment, il regardait couler la Tamise sous les arches du pont de Westminster. Il commença par penser aux conseils de Torpenhow, puis, suivant la pente naturelle de son esprit, il finit par s'absorber dans l'observation des physionomies de la foule. Il s'étonnait que certaines gens pussent rire, avec la mort lisiblement inscrite sur leurs traits. D'autres visages, vulgaires et grossiers parfois, irradiaient d'amour. D'autres encore apparaissaient, uniquement ridés et flétris par le travail. Chacun d'eux, en son genre, pouvait lui être utile : la souffrance des pauvres servirait à son instruction, et la fortune des riches paierait les frais de ses études. Ainsi son crédit dans le monde et à la Banque se verrait augmenter.
   N'avait-il pas assez souffert ? Il pouvait bien maintenant prélever un péage sur la misère ou sur la sottise des autres!...
   Le brouillard se dissipa un peu, et le soleil brilla sur l'eau comme un large pain à cacheter d'un rouge sanglant... Dick demeura immobile, appuyé au parapet, pour écouter la voix du fleuve mourir contre les piliers, semblable au murmure lointain de la mer, à la marée basse...
   Une bouffée de vent se glissant à travers les déchirures de la brume, chassa au visage du jeune homme la fumée noire d'un steamer qui faisait son évitage au bas du quai... Il en fut un instant aveuglé... Alors il tourna instinctivement sur lui-même, et se trouva face à face avec... Maisie! » (p55)

Extrait n°3

«   - Regardez tous ces gens, autour de nous, Maisie. N'est-ce pas qu'ils sont surpris? Ils ne voient plus autre chose que mon tableau. Ils ne savent pas ce qui leur fait écarquiller les yeux et rester bouche bée ; mais je le sais moi : c'est que j'ai touché juste.
    - Oui, oui, je vois... Oh! que je voudrais qu'il m'arrive un jour une chose pareille! ...
    - Ah! dame... c'est que je suis allé la chercher joliment loin! Elle ne m'est pas venue toute seule... Eh bien, qu'en dites-vous?
    - Je dis que c'est un vrai succès. Racontez-moi donc comment vous vous y êtes pris? ...
    Ils rentrèrent dans le parc, et Dick se mit alors à repasser pour elle toutes ses aventures, avec l'exubérance d'un jeune homme qui veut se faire valoir devant une femme. Les « moi », les « je » défilaient tout le long de son récit, comme les poteaux télégraphiques se succèdent, inévitables et périodiques, aux yeux du voyageur. Maisie écoutait, avec le petit hochement de tête de l'étonnement ou de l'approbation. Les épreuves douloureuses du conteur, ses privations, ses luttes, tout cela ne la troublait pas du tout, ne l'empêchait pas de suivre avec attention le récit. Pour Dick, c'était comme s'il eût récité un poème épique. À la fin de chaque strophe, il concluait : « Et ceci me donna la notion de la couleur, et cela me fit comprendre les jeux de la lumière, et dans tel lieu je m'appropriai tel don que je voulais posséder... »
    Il lui fit parcourir tout d'une traite la moitié du globe, parlant, parlant encore, comme il n'avait jamais parlé de sa vie. Et dans sa croissante exaltation, il fut tout à coup saisi du désir fou de prendre cette jeune fille, qui l'approuvait d'un léger mouvement de tête en disant : « je comprends! Continuez »... de la prendre, de l'emporter, car c'était Maisie, car elle pénétrait enfin sa pensée, car elle était son bien, car elle était adorable et adorée entre toutes les femmes.
    Mais il se contint...
    - Voilà comment j'ai fait pour apprendre ce que je sais, conclut-il, bouleversé. À vous, maintenant.
    Le récit de Maisie fut presque aussi gris que l'étoffe de sa robe. Il disait les années d'un labeur assidu, soutenu par un orgueil farouche. Il montrait la commençante incertaine, mais tenace, ne se laissant rebuter ni par les moqueries grossières des marchands, ni par les brouillards, gêneurs du travail, ni par la désespérante dureté de son maître Kami, ni par l'ironique impolitesse des compagnes d'atelier. Quelques points lumineux cependant brillaient sur cette grisaille : par exemple, l'admission d'un ou deux tableaux à des expositions de province […] » (p64 à 65)

Extrait n°4

«   Maisie chérie, venez avec moi voir ce qu’est le monde. Il est tour à tour très beau et très affreux ; mais je ne vous laisserai rien apercevoir d’affreux... Il ne s’occupe, hélas! ni de votre peinture ni de la mienne ; son unique souci et son unique tâche, c’est de vivre et d’aimer. Je vous apprendrai à préparer des boissons orientales, à suspendre un hamac... je vous enseignerai mille autres choses encore. Vous verrez par vos yeux ce que signifie la couleur, et nous trouverons ensemble ce que c’est que l’amour. Peut-être alors pourrons-nous créer quelque belle œuvre. Venez!
    - Pourquoi? dit Maisie.
    - Pourquoi?... Mais parce que l’on ne peut faire quoi que ce soit avant d’avoir ouvert les yeux sur ce qui existe et de l’avoir contemplé... Et puis, je vous aime, chérie! Venez avec moi. Vous n’avez rien qui vous retienne ici; vous n’appartenez pas à ce pays; vous êtes, sachez-le, de la race des gypsies votre figure vous trahit! ... Et moi, l’odeur seule de la mer m’agite et m’emporte! ... Traversons l’océan, Maisie, et soyons heureux.
    Il s’était levé et, debout, dans l’ombre du canon, regardait la jeune fille. Le crépuscule était venu sans qu’ils s’en fussent aperçus; la brève journée d’hiver avait passé. La lune brillait sur la mer unie; les longues raies d’argent ourlaient chaque petite vague de la marée montante, au moment où elles venaient s’étaler sur les bancs de vase. Le vent était tombé. Dans le calme absolu d’alentour, ils entendaient le bruit que faisait un âne en broutant l’herbe durcie à quelques pas d’eux. Des coups sourds, précipités et régulièrement espacés, semblaient sortir du halo de la lune comme d’un tambour voilé.
    - Qu’est-ce que cela? demanda aussitôt Maisie. On dirait les battements d’un cœur. Où est-ce?
    Dick fut si désappointé de cette réponse imprévue à ses supplications qu’il ne put prendre sur lui de parler tout de suite, et dans le silence, il perçut à son tour l’étrange bruit. Maisie, toujours assise à la même place, le regardait avec une certaine anxiété. Elle aurait tant désiré qu’il fût raisonnable et qu’il cessât de la tourmenter avec ses rêves d’outre-mer à la fois séduisants et incompréhensibles pour elle!
    Elle fut étonnée de la véritable transfiguration qui s’opéra en Dick.
    - C’est un steamer, dit-il, un steamer à double hélice, à en juger par le bruit. Je ne le vois pas, mais je suis sûr qu’il se trouve tout près de la côte... Ah! ...
    Une fusée venait de tracer son rouge sillon dans le brouillard.
    - … C’est cela : il fait des signaux d’approche avant de quitter les eaux de la Manche.
    - Est-ce que c’est un naufrage? demanda Maisie pour qui ce langage était de l’hébreu.
    Les yeux de Dick ne quittaient pas la mer.
    - Un naufrage? Quelle folie! Il se signale tout simplement. Une fusée rouge à l’avant; maintenant, voici un feu vert à l’arrière et deux rouges sur la passerelle...
    - Qu’est-ce que cela signifie?
    - C’est le signal de la ligne des Cross Keys, qui fait le service d’Australie. Par exemple, je me demande quel est le bâtiment?...
    Ce n’était plus le même son de voix : on eût dit qu’il parlait pour lui seul, au point que Maisie en était un peu choquée. Mais un rayon de lune entrouvrit un instant les voiles gris tendus sur la mer, et ce rayon dénonça le flanc noir du navire qui descendait la Manche.
    - Quatre mâts, trois cheminées... et chargé jusqu’à la flottaison : ce doit être le Barralong ou la Bhutia. Non! L’avant de la Bhutia ressemble à la proue d’un voilier, elle est taillée en clipper. Non : c’est le Barralong, qui part pour l’Australie... Dans une semaine, il verra sortir de l’eau la Croix du Sud. Quelle chance il a, ce vieux sabot !
    Ses yeux scrutaient passionnément l’obscurité; il grimpa sur les glacis du fort, pour mieux voir au loin; mais la brume de mer s’épaississait devant lui, et la pulsation des hélices devenait à chaque instant plus faible. Maisie le rappela, d’une voix que l’impatience rendait un peu aigre. Il se retourna de son côté, les yeux toujours dirigés vers le large :
    - Avez-vous jamais vu la Croix du Sud illuminer le ciel au-dessus de votre tête? demanda-t-il. C’est un spectacle admirable! » (p97 à 98)

Extrait n°5

«   - Je n’aurais pas dû aller à la mer! fit Dick désireux de couper court à la conversation. C’est une vieille maîtresse tenace, et je regrette de l’avoir tant aimée...
    - Oyez! Oyez! Il renie son premier amour! Cria l’Antilope.
    Et puis, d’une voix de stentor qui fit trembler les vitres, il entonna les Hommes de la mer, une vieille chanson qui commence, ainsi que chacun sait, par ces mots :

    La mer est une méchante femme,

    et qui, après huit lignes pleines d’images saisissantes, se termine par un refrain lent comme le grincement d’un cabestan, alors que le bateau remonte de mauvaise grâce le long des pieux, sur les galets, où les matelots, tout en sueur, péniblement, le halent en piétinant :

    « Oh! Toi qui nous enfantas,
    Laisse-nous vivre!...
    La mer est meilleure que tout :
    Elle parle à nos cœurs
    Et les fait vibrer d’enthousiasme. »

    Ainsi chantaient les hommes de la mer.

    L’Antilope répéta deux fois ce refrain, à l’intention de Dick ; mais celui-ci attendait les adieux des marins à leurs femmes :

    « Et vous qui nous aimez,
    Mères, filles et femmes,
    Pourquoi vous émouvoir?
    Elle nous est plus chère que vous,
    Vous n’en dormirez que mieux, sans nous... »
    Ainsi chantaient les hommes de la mer.


    ... Ces brutales et viriles paroles résonnaient comme autrefois les vagues sur les flancs délabrés du navire parti de Lima... Dick se croyait revenu au temps où il broyait des couleurs, dans la demi obscurité, à travers d’aventureuses amours... Il se rappelait les démons et les anges peints au hasard, dans l’ombre, et la menace constante du couteau du capitaine italien, prêt à s’enfoncer entre ses deux épaules... Et la fièvre incoercible du voyage, plus réelle et plus incurable que tant de maladies classées par les médecins, s’éveillait de nouveau, brûlait son sang, l’affolait... Lui qui aimait Maisie plus que tout au monde, il aspirait à se retremper dans cette vie ardente, hasardeuse, à se battre, à jurer, à jouer, surtout à revoir la mer, et par elle à engendrer des œuvres... Il reparlerait au lamentable Binat dans les sables de Port-Saïd pendant qu’une servante jaune lui préparerait à boire ; il entendrait de nouveau le bruit des carabines anglaises et des mousquets barbares ; il verrait la fumée se dérouler, tantôt épaisse et tantôt légère, sur un fond de visages noirs, dans ces enfers des batailles où chacun est seul à répondre de sa tête et frappe d’un bras déchaîné... » (p122 à 123)

Extrait n°6

«  Un profond sommeil s’empara de lui juste au moment où il allait repenser à Maisie, et il dormit paisiblement, jusqu’à ce que le steamer, quittant l’embouchure de la Tamise, fût soulevé par les premières vagues de la Manche.
   Le bruit des machines, l’odeur de l’huile et du goudron, mille détails familiers, et qu’il croyait avoir oubliés, le ramenèrent tout de suite au sentiment de la situation nouvelle.
   - Qu’il fait bon vivre! Se dit-il en ouvrant les yeux.
   Il bâilla, s’étira voluptueusement et monta sur le pont, où quelqu’un lui annonça qu’on était par le travers de Brighton, dont on apercevait les lumières au loin. Ce n’était pas plus la pleine mer que Trafalgar Square n’est un pré communal; mais Dick n’en sentait pas moins l’influence déjà fortifiante de l’air salin. Une bise un peu aigre balançait irrespectueusement le navire, en lui retroussant le nez ; une vague, en déferlant, vint éclabousser le gaillard d’arrière, où elle inonda une pile de chaises neuves. Dick entendit l’écume retomber autour de lui avec un bruit de verre brisé; il en reçut un jet en pleine figure et renifla l’embrun avec volupté; puis il se dirigea vers le fumoir. Au moment où il y arrivait un fort coup de vent passa, lui arrachant sa casquette et le laissant tête nue dans le cadre de la porte. Un homme de service, comprenant qu’il avait affaire à un voyageur d’expérience, lui dit qu’on allait danser pour sortir de la Manche. Les choses se passèrent ainsi, en effet, et Dick en éprouva une satisfaction sans bornes. » (p223)

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