Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Camus and co
4 novembre 2010

STEINBECK - AU DIEU INCONNU

Roman publié en 1933 (Folio).

Extrait n°1

«  Elle caressait doucement le genou d'Élisabeth en parlant, accordant le geste au rythme de ses paroles et ses yeux brillaient avec une intensité telle qu'ils lançaient des lueurs rouges.
    - Je connais les hommes, poursuivit-elle. Je connais si bien Thomas que je sens sa pensée à l'instant même où elle naît. Et je connais ses impulsions avant seulement qu'elles soient assez fortes pour mettre ses membres en mouvement. Je connais Burton jusqu'au fond de son âme étriquée. Et Benjy...  je connaissais la douceur et l'indolence de Benjy. Je savais combien il était malheureux d'être Benjy et je savais qu'il ne pouvait rien contre.
    Elle sourit à ses souvenirs. [...]
    - Je les connaissais tous, dit-elle d'une voix qui s'enrouait. Mon instinct ne m'a jamais trompée. Mais Joseph, je ne le connais pas. Pas plus que je n'ai connu son père.
    Élisabeth approuvait de la tête, prise par le rythme.
    Rama poursuivit:
    - Je ne sais pas s'il y a des hommes qui naissent en dehors de l'humanité ou s'il y a des hommes à tel point humains que près d'eux les autres paraissent irréels. Peut-être un demi-dieu vit-il sur la terre de temps à autre. Joseph a une force dont on n'imagine pas qu'elle puisse être ébranlée. Il a le calme des montagnes et son émotion est aussi sauvage, aussi farouche, aussi pénétrante que l'éclair et tout aussi dénuée de fondement, à mes yeux. Quand il ne sera pas là, essayez de penser à lui et vous verrez ce que je veux dire. Sa silhouette prendra des proportions énormes, jusqu'à atteindre le sommet des montagnes et sa force aura la violence irrésistible du vent. Benjy est mort. Vous ne pouvez pas imaginer la mort de Joseph. Il est éternel. Son père est mort et sa mort n'en était pas une.» (p121-122)

Extrait n°2

«  Thomas se rendit à l'écurie, s'assit dans la mangeoire et écouta la pluie tomber sur le toit. Du foin empilé se dégageait encore la chaleur du soleil qui l'avait séché. Les chevaux tapaient du pied sans relâche, tiraient sur leur licol et tournaient la tête pour respirer l'air du dehors par les soupiraux.
    Joseph était sous le chêne, quand la pluie se mit à tomber. Le sang du cochon dont il avait éclaboussé l'écorce était noir et brillant. Élisabeth appela du perron:
    - Cela tombe maintenant. Tu vas être trempé. Il se tourna vers elle, en riant.
    - J'ai la peau sèche, cria-t-il. Je veux qu'elle se mouille.
    Il vit tomber les premières grosses gouttes qui firent gicler des particules de poussière avec un bruit mat, le sol fut aussitôt criblé de tâches noires. La pluie devint plus dense et un vent frais l'inclina. L'odeur pénétrante de la terre mouillée monta du sol et c'est seulement alors qu'éclata le premier orage de l'hiver, ratissant l'espace, tambourinant sur les toits, dépouillant les arbres de leurs dernières feuilles trop faibles pour résister. La terre noircit. Des petites rigoles commencèrent à se faufiler à travers la cour. Joseph, debout, tendait le visage vers la pluie qui lui battait les joues et les paupières; l'eau courait le long de sa barbe, ruisselait dans le col de sa chemise ouverte, faisant coller ses vêtements qui se mirent à pendre lourdement. Il demeura longtemps sous la pluie pour se persuader que ce n'était pas une petite averse insignifiante.
    Élisabeth l'appela de nouveau:
    - Joseph, tu vas prendre froid.
    - Cette eau ne peut me faire aucun mal. Elle est saine. » (p143-144)

Extrait n°3

«  Il entra dans sa maison obscure, alluma les lampes et fit du feu dans le poêle. La pendule, remontée par Élisabeth, faisait entendre son tic-tac, emmagasinant dans son ressort la pression de sa main et les chaussettes de laine qu'elle avait mise à sécher sur la grille d'entourage étaient encore humides. C'étaient des parcelles de vie d'Élisabeth qui subsistaient encore. Joseph méditait lentement sur ce sujet: "La vie ne peut pas être coupée d'un seul coup. Une personne n'est morte que lorsque les choses qu'elle a modifiées sont mortes à leur tour. L'unique preuve de la vie est dans ses répercussions. Tant qu'il  demeure d'elle ne ce fût-ce qu'un souvenir plaintif, une personne ne peut être retranchée de la vie, ne peut être morte." Et il pensa: "C'est un long et lent processus pour un être humain que de mourir. Nous tuons une vache et dès que sa chair est mangée, elle n'existe plus, mais la vie d'un homme s'éteint comme un remous à la surface calme d'un étang, par de petites vagues qui s'étendent et qui meurent dans la quiétude." 
    Il se renversa sur sa chaise et baissa la lampe jusqu'à ce qu'elle ne donne plus qu'une petite flamme bleue. Il resta assis, détendu, essayant de rassembler ses pensées, mais elles s'étaient dispersées sur mille objets différents et sa faculté de concentration l'avait quitté. Il pensa en sons, en courants de mouvement, en couleur, en rythme lent et laborieux. Il regarda son corps affalé, la courbe de ses bras et ses mains sur ses genoux. » (p231)

Extrait n°4

«  Le taillis du bois était mort à présent, mais les troncs droits montaient encore la garde auprès du roc. La sécheresse s'était infiltrée d'abord à la surface du sol et avait tué toutes les plantes grimpantes et tous les arbustes, mais les racines profondes des arbres plongeaient jusqu'à l'assise du rocher où elles trouvaient encore un peu d'eau et les aiguilles gardaient leur couleur vert foncé. Dès qu'il eut pénétré dans la clairière, Joseph alla toucher le rocher, pour s'assurer qu'il était encore humide et regarda attentivement le petit ruisseau. Cette fois il planta des repères de chaque côté, au bord de l'eau, pour déterminer à quelle vitesse le débit diminuait.
    En décembre, le gel s'abattit sur la montagne. Le ciel était rouge au lever et au coucher du soleil et le vent du nord s'engouffrait dans les vallées, soulevant la poussière et déchiquetant les feuilles mortes. Joseph descendit à la ferme et remonta une tente, pour dormir. Pendant qu'il se trouvait entre les maisons calmes il mit en marche le moulin à vent, l'écouta un moment aspirer l'air dans ses canalisations et actionna la manivelle qui arrêtait les pales. Il gravit la colline sans se retourner pour regarder le ranch. Il fit un large détour afin d'éviter les tombes au flanc du coteau.
    Cet après-midi là, il vit le brouillard s'élever au-dessus de la chaine occidentale. Il pensa: "Je pourrais retourner voir le vieillard. Il sait peut-être d'autres choses qu'il pourrait me dire." Mais sa pensée n'était qu'un jeu. Il savait qu'il ne pouvait pas abandonner le rocher, de peur de voir la mousse se faner. Il revint à la clairière silencieuse et monta sa tente. Il prit le seau et alla pour jeter de l'eau sur le rocher. Il s'était produit quelque chose. Le ruisseau avait rétréci de quatre bons centimètres par rapport aux points de repère. Quelque part sous la terre, la sécheresse attaquait la source. joseph remplit son seau dans la mare, jeta de l'eau sur le rocher et vint l'emplir à nouveau. La mare fût bientôt vide _ il lui fallut attendre une demi-heure, avant que l'anémique filet d'eau ait fait monter l'eau jusqu'aux bords. Pour la première fois, la terreur le saisit. Il se glissa à plat ventre dans l'excavation et regarda la fissure par où l'eau s'infiltrait lentement: il en ressortit à reculons, couvert d'humidité. Il s'assit près du ruisseau et le regarda s'écouler dans la mare. Il eut, en l'observant, l'impression de la voir décroitre. Le vent agitait impatiemment les branches des sapins.
    Elle vaincra, dit Joseph tout haut. La sécheresse finira par nous atteindre. » (p280-281)


Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Visiteurs
Depuis la création 32 502
Publicité