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Camus and co
6 décembre 2014

ROGER MARTIN DU GARD - LES THIBAULT - TOME 2

Roman publié en 1928 (Folio).

Extrait n°1 – La Sorellina

«  M. Thibault ne se prêta pas sans anxiété à l’opération : avant même d’avoir l’aiguille dans le bras, il s’était mis à glapir.
« Ah, tu sais, ton sérum ! » grommela-t-il dès que ce fut fini. « Il est tellement plus épais, celui-ci ! C’est du feu qui entre sous la peau ! Et cette odeur, sens-tu ? L’autre au moins, était inodore ! »
  Antoine s’était assis. Il ne répondit rien. Entre la précédente piqûre et celle-ci, aucune distinction possible : deux ampoules jumelles, la même aiguille, la même main ; mais, soi-disant, une autre étiquette… Il suffisait de bien orienter l’esprit vers l’erreur, aussitôt tous les sens faisaient du zèle ! Piètres instruments, dont nous ne doutons jamais !… Et ce puéril besoin, jusqu’au bout, de satisfaire notre raison ! Le pire, même pour un malade, c’est de ne pas comprendre. Dès qu’on a pu donner un nom au phénomène, lui prêter une cause plausible, dès que notre pauvre cerveau peut associer deux idées avec une apparente logique… « La raison, la raison », se dit Antoine, « c’est tout de même un point fixe dans le tourbillon. Sans la raison, que resterait-il ? » (p287)

Extrait n°2 – La Sorellina

«   Et comment serait-ce autrement ? Un livre qu’il a entièrement écrit dans la prison ! » Il fit quelques pas. « Je ne vous ai pas apporté sa lettre aujourd’hui : je l’ai prêtée à Olga, pour qu’elle la porte au cercle. Je l’aurai ce soir. » Sans regarder Jacques, avec une légèreté de feu follet, il allait et venait, la tête levée : il avait l’air de sourire aux anges. « Vladimir dit qu’il n’a jamais été si vraiment lui-même que dans cette prison. Seul avec sa solitude. » La voix devenait de plus en plus harmonieuse, mais de plus en plus voilée : « Il dit que sa cellule était jolie et bien claire, tout en haut des bâtiments, et qu’il grimpait sur les planches de la couchette pour atteindre avec son front le bas de la fenêtre grillée. Il dit qu’il restait là des heures, à penser, en regardant les flocons tourbillonner dans le ciel. Il dit qu’il ne pouvait rien voir d’autre, pas un toit, pas une cime d’arbre, rien, jamais rien. Mais, dès le printemps, et tout l’été, à la fin de l’après-midi, pendant une heure, un peu de soleil lui touchait le visage. Il dit qu’il attendait cette heure-là pendant tout le jour. Vous lirez sa lettre. Il dit qu’une fois il a entendu, au loin, pleurer un tout-petit… Une autre fois, il a entendu une détonation… » Vanheede jeta un coup d’œil vers Antoine qui l’écoutait et ne pouvait s’empêcher de le suivre curieusement du regard. « Mais je vous apporterai toute la lettre demain », fit-il, en revenant s’asseoir. » (p228)

Extrait n°3 – La Sorellina

«  Après trois ans, j’ai encore son accent, ses mots dans l’oreille. Il s’était mis à parler, à parler, d’une voix sourde : “Tenez. La vérité, la voilà. Moi aussi, à votre âge. Un peu plus âgé, peut-être : à ma sortie de l’École. Moi aussi, cette vocation de romancier. Moi aussi, cette force qui a besoin d’être libre pour s’épanouir ! Et moi aussi, j’ai eu cette intuition que je faisais fausse route. Un instant. Et moi aussi, j’ai eu l’idée de demander conseil. Seulement, j’ai cherché un romancier, moi. Devinez qui ? Non, vous ne comprendriez pas, vous ne pouvez plus vous imaginer ce qu’il représentait pour les jeunes, en 1880 ! J’ai été chez lui, il m’a laissé parler, il m’observait de ses yeux vifs, en fourrageant dans sa barbe ; toujours pressé, il s’est levé sans attendre la fin. Ah, il n’a pas hésité, lui ! Il m’a dit, de sa voix chuintante où les s devenaient des f : N’y a qu’un feul apprentiffave pour nous : le vournalifme ! Oui, il m’a dit ça. J’avais vingt-trois ans. Eh bien, je suis parti comme j’étais venu, Monsieur : comme un imbécile ! J’ai retrouvé mes bouquins, mes maîtres, mes camarades, la concurrence, les revues d’avant-garde, les parlotes, – un bel avenir ! Un bel avenir !” Pan ! la main de Jalicourt s’abat sur mon épaule. Je verrai toujours cet œil, cet œil de cyclope qui flambait derrière son carreau. Il s’était redressé de toute sa taille, et il me postillonnait dans la figure : “Qu’est-ce que vous voulez de moi, Monsieur ? Un conseil ? Prenez garde, le voilà ! Lâchez les livres, suivez votre instinct ! Apprenez quelque chose, Monsieur : si vous avez une bribe de génie, vous ne pourrez jamais croître que du dedans, sous la poussée de vos propres forces !… Peut-être, pour vous, est-il encore temps ? Faites vite ! Allez vivre ! N’importe comment, n’importe où ! Vous avez vingt ans, des yeux, des jambes ? Écoutez Jalicourt. Entrez dans un journal, courez après les faits divers. Vous m’entendez ? Je ne suis pas fou. Les faits divers ! Le plongeon dans la fosse commune ! Rien d’autre ne vous décrassera. Démenez-vous du matin au soir, ne manquez pas un accident, pas un suicide, pas un procès, pas un drame mondain, pas un crime de lupanar ! Ouvrez les yeux, regardez tout ce qu’une civilisation charrie derrière elle, le bon, le mauvais, l’insoupçonné, l’ininventable ! Et peut-être qu’après ça vous pourrez vous permettre de dire quelque chose sur les hommes, sur la société, – sur vous !”
   « Mon vieux, je ne le regardais plus, je le buvais, j’étais totalement électrisé. Mais tout est retombé d’un coup. Sans un mot, il a ouvert la porte, et il m’a presque chassé, devant lui, à travers le vestibule, jusque sur le palier. Je ne me suis jamais expliqué ça. S’était-il repris ?… Regrettait-il cette flambée ?… A-t-il eu peur que je raconte ?… Je vois encore trembler sa longue mâchoire. Il bredouillait, en étouffant sa voix : “Allez… allez… allez !… Retournez à vos bibliothèques, Monsieur !”
   « La porte a claqué. Je m’en foutais. J’ai dégringolé les quatre étages, j’ai gagné la rue, je galopais dans la nuit comme un poulain qu’on vient de mettre au pré ! »
   L’émotion l’étrangla. Il se versa un second verre d’eau et but d’un trait. Sa main tremblait ; en posant le verre, il le fit tinter contre la carafe. Dans le silence, ce son cristallin n’en finissait pas de mourir.» (p237-239)

Extrait n°4 – La Mort du Père

«  D’ailleurs, M. Thibault ne fait aucune attention à ce qui se passe autour de lui. Braqué sur l’idée fixe, son cerveau fonctionne avec une impitoyable clarté. En quelques secondes, il a passé en revue l’histoire de sa maladie : l’opération, les mois de répit, la rechute ; puis l’aggravation progressive, les douleurs se dérobant de jour en jour aux remèdes. Tous les détails s’enchaînent, prennent enfin leur sens. Cette fois, cette fois, il n’y a plus de doute ! Un vide, tout à coup, se creuse à la place où, quelques minutes plus tôt, régnait cette sécurité sans laquelle vivre devient impossible ; et ce vide est si soudain que tout l’équilibre est rompu. La lucidité même lui échappe : il ne parvient plus à réfléchir. L’intelligence humaine est si essentiellement nourrie de futur que, à l’instant où toute possibilité d’avenir se trouve abolie, lorsque chaque élan de l’esprit vient indistinctement buter contre la mort, il n’y a plus de pensée possible.
   Les mains du malade se crispent sur les draps. La peur le galope. Il voudrait crier ; il ne peut pas. Il se sent emporté comme un fétu dans une avalanche : impossible de s’accrocher à rien : tout a chaviré, tout sombre avec lui… Enfin la gorge se desserre, la peur s’y fait un passage, jaillit en un cri d’horreur, qui s’étrangle aussitôt.» (p257)

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